Cette biographie est unique ; une petite merveille d'exigence, de concision, de patience, de clarté, de compréhension fine et de non-jugements, assortie d'un kaléidoscope (soigneusement ordonné) de "confessions" écrites de l'écrivain, correspondances diverses, témoignages chaleureux ou effrayés d'amis, relations de travail et ex-conjoints. Il est rare de s'approcher d'aussi près des failles personnelles d'un être : celles qui expliqueraient (sans doute) la part la plus "maladive" de son originalité, son inventivité et son "génie"...
Il faudrait remonter pour cela aux magnifiques ouvrages biographiques de
David Sweetman, "
Une vie de Vincent van Gogh" (biographie), éd. Presses de la Renaissance, 1990 (réédité dans la coll. LGF /"Le Livre de Poche") ou aux superbes "
Simenon" (éd. Julliard, 1992) et "
Hergé" (éd. Plon, 1996) du journaliste
Pierre Assouline ; il est d'autant plus rageant de constater que cet ouvrage paru aux USA en 1989 soit si peu célébré (et même connu) en notre pays... autrement qu'indirectement puisque bientôt fort aimablement et habilement recyclé/popularisé par un "célèbre écrivain français" (qu'on supposera familier de la langue anglaise) qui le régurgita en 1993 [*] sous forme d'une "biographie romancée" (?) au titre-citation-choc...
Heureusement, rien de tel ici...
Son titre et son sous-titre : "DIVINE INVASIONS. A life of
Philip K. Dick" / "Invasions divines.
Philip K. Dick, une vie" de
Lawrence SUTIN... se révèlent à la fois "psychiatriquement exacts" et non-spectaculaires (pointant honnêtement un processus d'envahissement psychotique à thématique religieuse), respectueux, précis et objectif.
Tout est ici bâti harmonieusement (sans trace de sensationnalisme criard) au moyen de ces cent-mille petits détails du quotidien, ces "petits faits soigneusement vérifiés et recoupés" dans un ensemble impressionnant respectant scrupuleusement la chronologie d'une existence courageuse, humainement et artistiquement exigeante et accomplie, promise à d'inoubliables univers accouchés et à de terribles souffrances...
Enfant solitaire à la panoplie de cow-boy...
Adolescent timide grand lecteur de "Pulps", amateur de ces périodiques de "S.F." stéréotypée à deux sous, puis homme séduisant, "serial seducer" qui eut très vite très peur de se retrouver seul, ne fut-ce qu'un instant...
Pour Philip K., une écriture "directe" jaillissant sans fioritures de son sac-à-fantaisies si personnel (... quoi de plus spontané que cette matière-là ? Colette avait bien dit au jeune
Simenon : "Surtout pas de littérature, mon petit Sim !"), une vitesse d'exécution torrentielle, un imaginaire sans limites, un humour ravageur : voici Dick, de ses "débuts" fauchés à sa "fin"... Finitude qui correspondit pour le romancier/nouvelliste au périlleux "Passage de la Ligne" (franchissement familier aux personnages "suicidaires" de
Simenon) : atteindre un jour ses propres limites physiologiques...
Cet homme qui, un jour, surprit une déité aveugle et maléfique dans le ciel (yeux fendus, mâchoire métallique et bras articulé) : pour le neutraliser, rien de tel qu'en faire la force montante d'une de ses fictions : il fera de son hallucination "
Le dieu venu du Centaure" en 1964.
Lawrence Sutin est professeur à l'Université de Minneapolis ; sa langue est claire, concise, il aime le factuel... Il sait s'effacer entièrement derrière son "sujet d'études", ne s'y montre guère fasciné par la souffrance psychique d'autrui et n'a guère le goût de nous bâtir des "romans" à propos du parcours "christique" d'un romancier-nouvelliste/"écrivain de S.F." ayant souffert à la fin de sa vie de lésions vasculaires multiples, de complications pancréatiques dévastatrices et d'une décourageante pharmacopsychose liée à ce fichu usage quotidien de molécules amphétaminiques ( ... et ce, dès la publication de ses premières nouvelles : le but de cet insouciant usage ayant été de pallier au fait que la SF rapporte si peu à ses auteurs. On accélère ainsi aisément son "rythme productif" et l'argent-qui-manque-et-manque rentre plus vite... ) : tous processus morbides réunis qui concourront à son "Golgotha" personnel — proche de celui de
Paul Gauguin en cela ;
Philip Kindred Dick disparaîtra, déprimé et épuisé, à l'âge de cinquante-trois années...
Douze chapitres biographiques avec leurs sous-titres à rallonge "à l'Ancienne" (nous rappelant certains sous-titres souriants des chapitres des romans de
Jules VERNE) avec large usage de l'humour froid "à la
Philip K. Dick"...
Nous naissons avec Dick (un 16 décembre 1928).
Nous vivrons avec Dick.
Nous écrirons (à toute berzingue) avec Dick.
Nous deviendrons "barjes" avec Dick virant "parano"...
Nous prendrons les tornioles aux côtés de la quatrième Mrs Dick...
Nous tomberons gravement malades avec Dick.
Nous mourrons avec Dick (ce 2 mars 1982).
Nous lirons et relirons avec délice (et plutôt sans "D-Liss"), toute notre vie, l'ensemble de l'oeuvre fictionnelle de Dick...
Infini respect au magnifique travail rédactionnel — fruit de minutieuses enquêtes, entretiens, recherche et décryptage d'archives — de
Lawrence SUTIN ...
Sa traduction en français a été réalisée avec beaucoup de rigueur par
Hélène Collon pour le compte des éditions Denoël en 1995 : travail fort heureusement réédité par les éditions Gallimard en 2002, pour leur très belle collection populaire "folio SF", à la présentation si agréable...
La quatrième de couverture nous informe de ceci : "Unanimement saluée par la critique, cette biographie a obtenu en 1995 le Grand Prix de l'Imaginaire, catégorie essais. "
Et nous, de notre côté, constaterons : seules TROIS critiques ont, à ce jour, été publiées sur "Babelio" à propos d'un ouvrage aussi important et "référentiel", paru en 1989 (sept ans après la disparition du grand Californien)... Alors, comprenne qui pourra ! Ne vivrions-nous pas, sans le savoir ni le vouloir, au pays de Lecteurs-androïdes ou plutôt "moutons" (ceux-là, pas même électriques...) ???
L'ouvrage reste heureusement immédiatement accessible en France à son prix de vente (ruineux) de 10,30 €, fort de ses 722 pages et muni de ses exigeantes annexes bibliographiques...
"Cet essai se lit comme un roman", comme nous le rappelle si judicieusement notre amie Foxfire...
[*] Contrairement à ce qui sa passa pour le travail si sérieux et pointilliste de SUTIN, succès immédiat pour cette sorte de "digest" français au titre suffisamment accrocheur, avec bandeau éditorial à la seule gloire de "notre-grand-écrivain-philosophe" (ouvrage cependant orné d'un cliché du jeune
Philip K. Dick tenant l'un de ses chats, comme signe garant d'une intimité supposée)...
Philip K. Dick aurait serré les dents puis ri froidement de cette récupération de la destinée d'un écrivain disparu, devenu à son tour simple "motif-à-demi-fictions" pour autrui...
De "demi-fictions" en "semi-vies", au fond... :-)
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