Aux premiers accents de sa voix, je tressaillis. Car j'avais attendu cela ; c'était la dernière épreuve de mon amour. Et voici que son élocution était précise et claire, non pas zézayée, incomplète comme celle de sa famille ; et sa voix, bien plus profonde que celle qu'il n'est habituel chez une femme, était cependant juvénile et féminine tout ensemble. Elle avait un riche timbre : un contralto d'or mêlé d'accents rauques, comme les fils cuivrés se mêlaient aux bruns dans ses tresses. Ce n'était pas seulement une voix qui parlait directement à mon coeur, mais une voix qui me parlait d'elle. Et pourtant ses paroles me replongèrent immédiatement dans le désespoir.
- Vous partirez, dit-elle. Aujourd'hui.
Le sentiment de n'être pas seul grandit en lui jusqu'à le rendre presque fou. Des présences le hantaient, le cernaient de toutes parts. Il les entendaient bouger dans les pièces d'en haut; dans la boutique, il entendait le mort se dresser sur ses jambes; et lorsqu'il commença, au prix d'un grand effort, à monter l'escalier, des pieds s'enfuirent tout doucement devant lui et le suivirent furtivement par-derrière. Si seulement il était sourd, pensa-t-il, comme il tiendrait tout tranquillement son âme en main!
C'était plutôt la parabole de la vie de famille que je lisais dans cette suite de beaux visages et de corps gracieux. Jamais encore je n'avais si bien pris conscience du miracle de la continuité d'une race ; de la création et de la récréation, de l'entremêlement, du changement et de la transmission d'éléments charnels. Qu'un enfant naisse de sa mère, qu'il croisse et se revête (on ne sait comment) d'humanité, qu'il prenne des traits hérités, tournant la tête à la manière d'un ancêtre et tendant la main avec le geste d'un autre, sont des prodiges que la répétition banalise à nos yeux. Mais dans la singulière unité d'apparence, dans la communauté de traits et la communauté de port de toutes les générations peintes qui s'offraient sur les murs de la résidencia, le miracle sautait aux yeux et me regardait en face. Et un miroir ancien tombant opportunément sur mon chemin, je restai longtemps à y lire mes propres traits, en retraçant des deux côtés les fils de continuité et les liens qui m'unissaient à ma famille.
Etait-ce de l'amour ? Ou n'était-ce qu'une simple attraction animale , vide d'esprit et inévitable comme celle de l'aimant pour l'acier ? Nous n'avions jamais parlé, nous étions parfaitement étrangers l'un à l'autre ; et pourtant une influence, aussi forte que l'étreinte d'un géant, nous entraînait silencieusement l'un vers l'autre.
"Markheim"
- Un miroir ? Pour Noël ? Certainement pas.
- Et pourquoi pas ? s'écria le marchand. Pourquoi pas un miroir ?
Markheim le regarda avec une expression indéfinissable.
- Pourquoi pas dîtes-vous ? Mais regardez, regardez dedans, regardez-vous ! Aimez-vous à vous voir ? Non ! Moi non plus - ni personne.
[...]
- Je vous demande un cadeau de Noël, dit Markheim, et vous me donnez ceci - ce maudit rappel des années et des péchés et des folies -, cette conscience portative ! L'avez-vous fait exprès ?
"L'Île au trésor" de Robert Louis Stevenson | Des histoires merveilleuses