De véritable à vraisemblable cela se joue à rien....
Même nombre de syllabes, même initiale, même terminaison....
Selon mon dictionnaire préféré
Véritable signifie qui est réel...
Vraisemblable est ce qui paraît vrai, qui a l'apparence de la vérité, qui pourrait être vrai...
De possible à plausible, il n'y a qu'un son infime qui change tout...
Et c'est sur ces infimes différences que
Jean Christophe Rufin construit son nouveau roman, et c'est une formidable réussite...
Après quelques digressions consulaires, après quelques années d'attente, son dernier "vrai" roman datant de 2017, mais ce point est purement subjectif,
Jean Christophe Rufin nous revient au meilleur de sa forme.
Lui qui a toujours dit «Je fais profondément la différence entre les écrivains qui se mettent en scène eux-mêmes et se promènent dans une chambre tapissée de miroirs où ils ne font que se regarder, et ceux qui ouvrent les fenêtres et regardent les autres».
Ce roman ne, déroge pas à cette règle...
Après le risque bactériologique et l'éco-terrorisme dans
le Parfum d'Adam, Les percées djihadistes au Sahel dans
Katiba, l'avilissement contre la sécurité dans
Globalia, le voici qu'il se plonge dans l'univers des GAFAM.
Ceux pour qui tout doit aller très vite, voire trop vite....
Ceux pour qui le temps est une notion toute relative, ceux pour qui notre temps à une valeur loin d'être négligeable...
Ceux pour qui l'argent généré leur donne la possibilité de dépasser les limites, ceux pour qui l'argent que nous leur générons leur donne des envies sans limites...
Ceux pour qui éthique rime avec cynique....
Ceux pour qui la réalité ne suffit pas au point de vouloir l'augmenter....
Ceux pour qui la terre ne suffit pas au point de vouloir rêver de nouvelles chroniques martiennes...
Ceux pour qui l'intelligence humaine ne suffit plus, au point de vouloir en trouver une artificielle...
Ceux pour qui l'avenir est de nous proposer des implants cérébraux pour pouvoir composer des e-mails ou aller sur internet grâce à leurs yeux et à leur cerveau...
Ceux pour qui l'argent permet de tout "s'offrir", de tout "réaliser", de tout "dépasser".
Alors quand vous avez déjà tout, et que
"Tout va trop vite. Moi, on me propose des idées. Plus elles sont folles et plus elles m'excitent. Les petits programmes sans envergure, je les laisse aux ingénieurs. Mon boulot, c'est de repérer le truc impossible, énorme et de mettre un paquet d'argent dessus pour le réaliser.
— Tu t'intéresses à un secteur en particulier ?
— Les biotechs. La santé, la biologie, le corps humain, si tu préfères. On a tous nos marottes. Musk veut aller sur Mars, ce nigaud de Zuckerberg claque tout son fric pour créer un métavers."
Que reste-t-il de plus fou à faire ?
Prendre le contrôle d'un état....
Réaliser un coup d'État....
Et le tout sans le moindre coup de feu... Complètement fou, direz-vous... Et pourtant en 2024, les nouvelles technologies ont remplacé les fusils. C'est à grand renfort de fake news, et sans tirer un coup de feu, que l'on peut désagréger une société et un État.
"Nous nous contentons de révéler la violence interne d'une société, de la faire apparaître au grand jour. Comme au judo, nous utilisons l'énergie de l'adversaire pour le renverser.". Cela paraît tellement simple et plausible, tellement terrifiant et possible.
Reste à bien choisir sa cible, dans le cas présent ce sera le Sultanat de Brunei.
L'auteur le dit lui-même : « C'est fascinant, Brunei. Un carrefour de civilisations – malaise, chinoise, indienne. J'ai toujours voulu écrire une histoire qui se passerait par là-bas. Je m'y suis donc rendu, et me suis vite aperçu que ce n'était pas vraiment un endroit où passer ses vacances. Tout est immobile et la seule chose qui semble pouvoir arriver, c'est un coup d'État. » Et comme il ne s'est rien passé de tel lors de son séjour, Rufin l'a imaginé. « Dans les rues, sous les ponts, je repérais les endroits où ils poseraient les explosifs, tout avait l'air fait, prêt pour le chaos. »
Et de s'emparer magistralement de tout ces ingrédients pour construire son roman. On pense à
Technique du coup d'État de
Malaparte, dans lequel à la suite de cette lecture je me suis rapidement replongé - car l'auteur y fait immanquablement référence - qui faisait le constat que, pour conquérir un état moderne, la bonne méthode n'était pas vraiment politique ou idéologique, mais essentiellement technique.
Le professeur, eminence grise de coup d'état, ne déroge pas à cette notion :
"— C'est de la physique, dit-il.
Tous les yeux se braquèrent sur lui
— Ni plus ni moins. de la physique nucléaire. La réaction en chaîne. Exactement.
— Que voulez-vous nous dire, professeur ?
Delachaux sursauta et se tourna vers Ronald.
— Le processus que nous avons enclenché ressemble à ce qui se passe dans un réacteur nucléaire. C'est cela que je veux dire. Voilà pourquoi, au début, on a l'impression qu'il ne se passe rien. Une petite interaction, une autre puis une autre encore. Rien ne bouge, mais le choc des atomes va s'accélérer. La chaleur va monter. Tout va se mettre à vibrer et, d'un seul coup… boum !"
Lui qui aime à se plonger dans Machiavel pour de détendre
" Ici, je me calme un peu en lisant les classiques. Tenez, Machiavel. Il est le seul à me donner de bonnes nouvelles. Écoutez ceci, il parle des États sous un prince tout-puissant : « Si la race de ce prince est une fois éteinte, les habitants, déjà façonnés à l'obéissance, ne pouvant s'accorder sur le choix d'un nouveau maître, et ne sachant point vivre libres, sont peu empressés de prendre les armes, en sorte que le conquérant peut sans difficulté ou les gagner ou s'assurer d'eux. » "
C'est un véritable tour de force que nous offre
Jean-Christophe Rufin, flirter sur un fil invisible entre l'essai et le roman
Pour ce qui ont lu "les Ingénieurs du chaos" de Giuliano Empoli, vous avez l'essai
Pour le roman, faites confiance à l'auteur pour nous embarquer aux frontières du réel...
Bernanos affirmaient « La plus redoutable des machines est la machine à bourrer les crânes, à liquéfier les cerveaux »
Mais, heureusement il nous reste le rêve, la lecture, l'écriture.
Je reprends en guise de conclusion, les mots de Rufin, en espérant que l'avenir ne lui donne pas forcément raison....
"Reste que l'aventure de Flora et ses comparses, si elle est romanesque, n'en est pas pour autant impossible.
Ailleurs, sans doute.
Demain, peut-être…"