« L'ancienne loi du talion, oeil pour oeil dent pour dent, rend tout le monde aveugle ». (
Martin-Luther King).
« Je vous demande pardon au nom du peuple italien pour cette grave injustice dont nous avons tous conscience… » (P 15).
C'est en ces termes que la présidente de la cour d'assises s'adresse à la jeune fille livide, avant de prononcer la décision d'acquittement du pédophile dans le box des accusés ; les faits sont prescrits.
Dans la salle d'audience, un homme venu assister au procès se lève discrètement. Celui-ci, au coeur du roman, est un tueur « en série » d'un genre très particulier, surnommé par la presse « le dentiste ». Toutes ses victimes sont parvenues à se dérober à une condamnation de justice, nonobstant l'absence de doute de culpabilité : un pédophile qui a bénéficié de l'acquisition de la prescription du crime, du fait de la lenteur de la justice, ou un magistrat corrompu couvert du fait de son statut social…
Le dentiste les enlève, les séquestre, leur arrache les dents, sans anesthésie, avant de les proposer à un étrange et curieux tribunal médiatique et populaire : il se met en ligne sur les réseaux sociaux où il joue, masqué, le rôle du personnage du justicier vengeur aux côtés de sa victime de l'instant. Tous les citoyens reçoivent des vidéos sur leur téléphone portable, sous la forme d'un lien intitulé « La loi c'est toi ».
Ces vidéos, insoutenables, proposent à tout un chacun de voter pour juger du sort de la victime exposée à la loi du talion.
« L'homme défit le masque qui couvrait le visage du prisonnier, relevant un spectacle sanglant… Son bourreau lui souleva le menton avec deux doigts pour le forcer à regarder l'oeil de verre de la caméra.
Nous ne pouvons plus accepter sans broncher les failles d'un système judiciaire qui ne répond plus aux exigences d'une démocratie, continua l'homme de sa voix métallique et artificielle. Comme vous pouvez le voir, j'ai déjà puni cet individu. Si je vous ai dérangés, c'est seulement pour vous demander si vous estimez que mon intervention est suffisante, ou bien si la peine doit être plus dure. Étant donné que nous sommes tous victimes de l'inefficacité de la justice italienne, c'est à vous, et à vous seuls, que revient la condamnation définitive de cet animal. Ce sera à vous de décider si vous souhaitez exercer la puissance punitive de cet État qui n'en a pas eu le courage. Comment ? À la fin de cette vidéo, vous trouverez un lien vers une plateforme où l'on vous demandera de voter oui ou non. En votant oui, vous m'autoriserez à prononcer la peine maximale. Si vous votez non, je le laisserai partir sans lui toucher un cheveu de plus… Vous avez trois heures pour voter ». (P.52, 53).
Sans dévoiler l'intrigue, l'on peut dire que pour Pulixi, l'enjeu du récit est de savoir et de comprendre pourquoi ces vidéos ont un succès invraisemblable : des milliers de personnes s'empressent d'exprimer leur choix sur le sort à réserver à la victime du « dentiste ».
C'est l'heure et l'instant de la haine populaire et anonyme en ligne !
Si vous ajoutez à ce tableau une présentatrice décérébrée et ménopausée d'une émission « poubelle », qui retransmet en direct les exploits du « dentiste » et des policiers, parce qu'ils le pourchassent font figure de méchants, vous obtenez «
L'illusion du mal » de
Piergiorgio Pulixi (Gallmeister, 2022).
Piergiorgio Pulixi est né en 1982 à Cagliari (Sardaigne) où se déroule le décor essentiel de son roman.
Avant de se consacrer exclusivement à l'écriture, il exerçait la profession de libraire.
Il a participé à une expérience collective de romans noirs, puis a débuté l'écriture d'une saga policière récompensée par les prix Glanco Felici et Garfagna.
«
L'illusion du mal » est son deuxième roman traduit en français après «
L'île des âmes », (2021), aux mêmes éditions Gallmeister pour la traduction française.
L'auteur montre une image effrayante de la mutation de l'Italie, aisément transposable dans la majorité des démocraties occidentales, par le truchement de la débâcle de son système judiciaire perverti par la corruption, le manque de moyens et le laisser aller à vau-l'eau des dirigeants et institutions politiques.
Également, les dégâts induits par une utilisation dépravée des médias et des réseaux sociaux aux fins de recours à une justice médiatique, et populaire -au sens le plus vil et dangereux -, qui tendent à se substituer à une justice, institutionnelle, régulée et raisonnable, au sein d'un État de droit, républicain et démocratique.
Un système judiciaire défaillant et désastreux, auquel ne consentiraient plus les citoyens, veut nous montrer Pulixi, engendre désastres. Dépourvu de légitimité, le système judiciaire laisserait place aux instincts les plus régressifs car, sans le droit, il n'existe plus de justice, mais la vengeance et la loi du talion.
C'est ainsi que le récit est parfaitement élaboré sur le modèle d'un processus extrêmement minutieux. le suspense est toujours maintenu au moyen d'une écriture fine et subtile, mais l'on sort moyennement perturbé de la lecture car, au fond, rien n'est véritablement tranché à la fin du roman.
Celui-ci est porté autant par son intrigue que par les personnages parfaitement réussis.
Deux inspectrices - Maria Rais et Eva Croce - au caractère totalement opposé, mais néanmoins très complices, dont les dialogues sont toujours savoureux – flanquées, visiblement pour la première fois, du professeur et criminologue, Vito Strega, solitaire, mystérieux, mais néanmoins très attachant, haut gradé dans la hiérarchie policière, qui ne va pas manquer de bousculer, professionnellement et personnellement, ce duo de choc …
L'on précisera, peut-être, un défaut du récit : l'auteur fait trop souvent référence à son premier roman, quand bien même le présent livre peut se lire sans aucune difficulté indépendamment de «
L'île des âmes ». Cependant, pour ceux qui n'ont pas lu le premier roman, l'appréhension de la personnalité des protagonistes peut être imparfaite.
Il n'en demeure pas moins que «
L'illusion du mal » est un bon roman, dont la fin laisse évidemment augurer une suite, qui doit se lire comme une mise en garde, et dont je recommande vivement la lecture.
Bonne lecture.
Michel.
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