Celles qu'on tue est l'univers d'un roman noir, âpre et violent, traversé de douleurs et de colères froides, mais aussi d'une sororité magnifique teintée de chamanisme, source d'espoir.
L'histoire se passe au Brésil, dans l'État de l'Acre, une région partiellement couverte par la forêt amazonienne.
La narratrice, une jeune avocate originaire de São Paulo, a été choisie par son cabinet d'avocats pour couvrir une campagne de jugements de féminicides survenus dans le pays, le but étant d'alimenter au moyen d'informations et de statistiques l'actionnaire majoritaire du cabinet qui prépare un ouvrage à charge sur la manière dont l'État brésilien fabrique des assassins, évoquant « le massacre autorisé des femmes ». Il est vrai que ces féminicides sont en effet la plupart du temps non résolus ou bien ils se concluent par des acquittements.
Elle se rend ainsi dans l'État de l'Acre, naguère terre indigène, forêt vierge que l'homme blanc a colonisé au XXème siècle dans une domination qui continue de peser dans le paysage géographique et sociologique. Cet État marqué par la déforestation et les massacres d'animaux détient aussi le triste record du plus fort taux de féminicides du pays, un féminicide toutes les trois heures.
C'est là à Cruzeiro do Sul que la narratrice va suivre le procès des assassins d'une jeune indigène de quatorze ans, Txupira, violée, torturée, égorgée par trois jeunes garçons issus de familles dominantes de la région. Au cours des premières audiences, elle fait la connaissance de Carla Penteado, l'avocate générale. Entre les deux femmes naît une empathie mutuelle et immédiate. C'est aussi le début d'une enquête dans laquelle les deux femmes vont nous entraîner, révoltées par le verdict du procès...
Sur place, éclairée par cette nouvelle amie, la narratrice nous fait découvrir l'impensable : l'impunité dont bénéficie la plupart du temps les assassins auxquels la justice finit toujours par trouver des circonstances atténuantes, des jurés soudoyés par les avocats de la défense, des témoins achetés par la famille, sans parler de l'opinion publique complaisante ou au mieux indifférente...
Ces hommes qui tuent, ce sont des maris, des amants, des frères, des pères...
Ce sont là-bas des tragédies presque ordinaires.
Mais la narratrice découvre aussi la beauté hypnotique et mystérieuse du ventre de la jungle, les rites ancestraux des peuples indigènes d'Amazonie et notamment la prise de l'ayahuasca, un puissant hallucinogène utilisé dans les rites chamaniques. Ce sont ces chemins particuliers qui vont lui révéler la part d'elle-même et son histoire familiale qui l'ont amenée ici, sans véritable hasard...
La jeune femme décide alors de s'engager dans une quête de justice pour les femmes qu'elles rencontrent et pour elle-même aussi...
Patricia Melo, autrice brésilienne que je découvre ici, nous plonge dans un monde édifiant et ne prend pas de gants pour nous en livrer la part sombre et violente, les injustices et les tragédies vécues au quotidien par les populations locales.
Comment vous parler d'un livre qui fut pour moi plus qu'un coup de coeur, mais un coup de poing un véritable uppercut.
C'est un livre à la croisée des genres, à la croisée des chemins puisqu'ici trois formes s'alternent et se couturent harmonieusement, la fiction d'un récit à suspens entre réalité et cauchemar avec pour toile de fond une chronique sociale rudement bien documentée, des faits divers comme des coupures de journaux qui nous rappellent tragiquement les nôtres, et puis il y a le surgissement de l'invisible, le passage vers un autre monde onirique si familier des indigènes et qui rend brusquement possible la fin d'une fatalité inéluctable. C'est dans cette dimension magique que la narratrice va comprendre son itinéraire cathartique, mais découvrir aussi des femmes prêtes à se dresser dans une puissance vengeresse.
L'ensemble tient dans une magnifique construction cohérente où tous ces chemins donnent sens au récit.
J'ai rencontré le tableau d'un pays gangréné par la violence, la corruption et un système judiciaire profondément inéquitable, au coeur duquel les femmes sont les plus grandes victimes.
J'ai rencontré la sororité. Car des femmes finissent par se lever, s'unir et lutter encore, toujours et à jamais...
J'ai rencontré ma colère qui me rappelle à chaque page que ces violences existent ici aussi, que des femmes affolées, martyrisées en 2023 par des conjoints viennent porter plainte dans des commissariats de police et sont rarement entendues. Peut-être faudrait-il que les commissariats de police de France soient tenus par des femmes, cela diminuerait peut-être enfin le taux de féminicides...
Patricia Mélo ne fait aucune concession et nous livre un texte engagé, cru, sans fard, plein de rage, qui dénonce et suscite l'indignation. C'est un roman à charge contre les hommes qui tuent des femmes dans l'indifférence de tous. Ils tuent comme ils respirent, librement, ouvertement, facilement. Comme on écrase brutalement un insecte qui finit par agacer.
Parfois ce fut une lecture oppressante. J'ai puisé des respirations dans la beauté luxuriante de la forêt, dans la magie des rites chamaniques, dans la force de conviction de ces femmes, devenues fortes et nombreuses, qui disent malgré tout ne jamais renoncer.
Ce soir je pense à Txupira, Eudinéia, Iza, Fernanda, Almecina, Soraia, Fabiola, Queila, Alessandra, Taita, Daniela, Rita et tant d'autres encore puisqu'une d'entre elles tombe là-bas toutes les trois heures sous les coups d'un homme qui lui était proche...
C'est un livre qui rugit encore en moi... Inoubliable...