Ce livre s'articule autour de l'histoire du château de Randan, à qui deux femmes ont donné un prestige inégalé à partir de 1821 : Adélaïde d'Orléans, soeur de Louis-Philippe, duc d'Orléans qui deviendra roi des Français puis
Marie-Isabelle d'Orléans, comtesse de Paris de 1890 à 1919. Une troisième femme en sera également propriétaire de 1924 à 1958, Maria
Isabel Gonzales de Oleñata y Ibaretta, veuve de Ferdinand d'Orléans, duc de Montpensier. le château prendra entièrement feu le 25 juillet 1925. Voici donc les trois dames qui ont donné son titre au roman et en seront trois des cinq protagonistes principales.
En toile de fond, les peintures d'Alphonse Osbert, peintre symboliste français (1857-1939) qui décora, entre autres, le Hall du Centre thermal des Dômes de Vichy dans des harmonies de jaune et bleu et teinte toute l'atmosphère du roman d'onirisme. La couverture choisie pour ce livre offre une reproduction de "Chant du soir" qu'on peut voir au musée des Beaux-Arts de Nancy. le lien d'Alphonse Osbert avec le château est une peinture nommée "La muse pleurant le départ de la princesse".
La construction de ce roman est riche et complexe, comme on peut l'attendre de
Céline Maltère lorsqu'on a lu ses autres ouvrages. Abèle se rend au domaine de Randan pour honorer une commande qu'on lui a faite : « elle devait retracer l'histoire du domaine de manière romancée en faisant un récit qu'on publierait sous la forme d'un feuilleton pendant la période de Noël. » Au cours de ses recherches à la médiathèque de Vichy, proche du château de Randan, Abèle fait la connaissance d'Odélia – je pense aussitôt à la reine Othilie, dans un recueil de Céline qui se nomme "
Les Rhinolophes" et me demande dans quelle mesure les deux personnages se répondent. La culture livresque d'Odélia ainsi que ses goûts personnels rapprochent très vite les deux femmes et voici que se noue une complicité autour de la construction du récit central, enchâssé dans cette première intrigue. L'angle d'attaque privilégié par Abèle n'est pas banal : les femmes liées à l'histoire du château reviennent dans la vaste forêt qui l'entoure, raconter leur parcours et régler leurs comptes, sous la forme d'animaux immortels. Une des questions cruciales est la suivante : qui a mis le feu au château ? On a là de très belles pages qui donnent à voir sa splendeur passée : « J'adorais le parfum des oranges. Je fis construire des serres ainsi qu'un grand abri où l'on cultiverait ces fruits : une façade aveugle côté nord pour protéger du froid mes orangers et me promener au printemps dans des allées qui fleureraient les jardins du sud ! Car la beauté passe par tous les sens : respirer en hiver les arômes de l'orangerie confinait au sublime. Il faut tout faire pour adoucir l'hiver. La poésie, toujours, y contribue. »
Alors que la relation entre Abèle et Odélia se nuance, avec la rencontre du mari d'Odélia qui travaille aux Eaux et Forêts, se produit une étrange alchimie qui fait que les deux histoires s'entremêlent au point qu'Odélia en perd momentanément la tête…
L'une et l'autre histoire(s) sont résolument féministes, voire saphiques. La figure masculine n'y intervient qu'en tant que contrepoint. le style de Céline agit par touches délicates empreintes de romantisme et de poésie : « Abèle s'attarda très longtemps sur la peau du poignet cambré, puis effleura les monts de Vénus et de Lune avant de poser sa bouche dans la paume de sa main. Les couleurs autour s'amplifièrent : la nuit devint marine, la lune jaunit comme dans une toile… »
Un autre ressort principal du roman – et pas des moindres – est le rapport entre l'Homme et l'Animal et c'est là que l'auteure se déchaîne, pour mon grand bonheur, et fait un sort aux assassins que sont les chasseurs et autres taxidermistes de tous poils. Sachant faire preuve d'une cruauté raffinée, elle n'épargne pas non plus les individus peu scrupuleux qui accaparent le patrimoine pour en faire des usines à fric !
Jamais autant que dans ce roman je n'ai ressenti la proximité entre l'écriture de Céline et celle de
Martine Hermant ("
La Vierge au lait et autres histoires fantastiques du Berry", "
La disparue d'Alleuze"). Toutes deux me ravissent par leur culture historique, leur engagement pour la cause animale, leur facilité à nous faire entrer dans la dimension fantastique et l'élégance de leur plume. J'ai noté également les très belles illustrations de
Jean-Paul Verstraeten, ami et complice de Céline dans toute son oeuvre. Elles sont cependant trop petites – trop en retrait du texte – pour qu'on les apprécie à leur juste valeur. Mais c'est un choix d'édition. Et j'ai, somme toute, beaucoup aimé ce livre.
CB