"La butte rouge c'est son nom, l'baptème s'fit un matin / Où tous ceux qui grimpèrent, roulèrent dans le ravin / Aujourd'hui y a des vignes, il y pousse du raisin / Qui boira d'ce vin là boira l'sang des copains." chantait Montéhus en 1923.
Jean Dartemont, un étudiant de 19 ans, s'engage dans l'armée "par curiosité"
après l'ordre de mobilisation générale publié en Août 1914.
Après quelques mois d'instruction militaire, il est envoyé dans les collines d'Artois pour combattre les Boches. L'occasion de réaliser que la curiosité est un vilain défaut.
Directement inspiré de sa propre expérience de simple troufion pendant la première guerre mondiale, le récit de
Gabriel Chevallier, commencé en 1925 et publié en 1930, m'a saisie du début à la fin. L'auteur déroule sa chronologie et l'évolution de l'état d'esprit des soldats partis la fleur au fusil pour affronter une guerre moderne à laquelle rien ne les avait préparés. Sans aucun effet littéraire et en employant le présent, il nous permet d'appréhender au plus près ce qu'était la (sur)vie d'un Poilu, et il retranscrit l'angoisse qui rongeait les hommes, les rendait fous et les poussait à la révolte ; et certains passages sont vraiment anxiogènes, jamais je n'avais lu la guerre de façon aussi réaliste.
Grâce à lui, j'ai enfin compris la folle ivresse de tout un peuple joyeux de voir partir ses pioupious au casse-pipe. Chevallier raconte aussi et surtout le quotidien des tranchées ou des grottes, la saleté, l'humidité, le froid, la faim, la fatigue -et
la peur : "Je vais vous dire la grande occupation de la guerre, la seule qui compte : J'AI EU PEUR.", cette même peur qui fera dire à Bardamu, deux ans plus tard : "Ahuris par la guerre, nous étions devenus fous dans un autre genre :
la peur.". Mais là où Céline ricane façon Grand Guignol et joue des onomatopées pour mieux exorciser l'horreur, Chevallier conserve une écriture classique, même pour narrer le plus trivial, comme la colique aiguë qui frappe brusquement le narrateur alors qu'il est réfugié dans une sape en plein bombardement. Mieux que tout fait de gloire, ces détails permettent de s'identifier à ces hommes et de mesurer le cauchemar qu'ils ont vécu les yeux ouverts.
Cependant, l'auteur ne se dépare jamais de son impertinence teintée de cynisme, notamment pour dénoncer l'illusion patriotique ("La Patrie ? Ni plus ni moins qu'une réunion d'actionnaires, qu'une forme de la propriété, esprit bourgeois et vanité."), l'incompétence des officiers supérieurs ("Car il est admis, par une étrange aberration, que la diminution des effectifs prouve le courage de celui qui les commande."), l'interdiction de toute fraternisation avec les soldats allemands qui les appelaient pourtant "Kamerad" ("On semblait craindre que les soldats se missent d'accord pour terminer la guerre, à la barbe des généraux. Il paraît que ce dénouement eût été monstrueux."), l'injustice du sort réservé aux mutins ("Songe qu'on a fusillé de pauvres gens, qui avaient supporté déjà des années de misère, et qu'on n'a pas jugé un seul général."), et les grands profiteurs de ce grand conflit mondial ("Je vais te dresser le bilan de la guerre : cinquante grands hommes dans les manuels d'histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et mille millionnaires qui feront la loi."). J'ai également apprécié ses réflexions sur la façon terrifiante dont on peut broyer l'esprit des hommes pour les mener à l'abattoir. Enfin, j'ai retrouvé la même impossibilité de partager tout ce vécu avec ceux restés à l'arrière, comme
Erich Maria Remarque le déplorait déjà de son côté.
C'est donc une oeuvre impressionnante, un concentré d'intelligence et d'humanité -car il en faut, du courage et de l'humilité pour afficher et revendiquer sa peur. Et c'est cette dignité qui devrait être exaltée, à l'heure où le gouvernement incite notre belle jeunesse à s'engager dans l'armée ou à s'embrigader dans le Service National Universel.
Merci à RChris de m'avoir fait connaître ce livre ; et à mon tour, je souhaite le faire connaître à ceux d'entre vous qui ne l'ont pas encore lu, tel un acte de résistance au réarmement idéologique en cours, ou simplement pour découvrir cette pièce importante de la littérature de guerre célébrant la paix.