J'ai découvert les poètes allemands grâce à un professeur qui m'enseigna cette langue seulement deux ans, mais deux ans qui ont beaucoup compté pour moi.
Parmi tous ces poètes,
il y aPaul Celan dont j'ai appris et jamais oublié, le petit poème bouleversant qui commence comme ceci :
« So bist du denn geworden
Wie ich dich nie gekannt.. »
Ainsi es tu devenue
Comme je ne t'ai jamais connue…
Un poème merveilleux qui, pour moi, évoquait le souvenir de sa mère, déportée et morte dans les camps en 1942.
Depuis, j'ai lu le magnifique et terrible Todesfuge (Fugue de mort), une vision allégorique des camps d'extermination et de la mort de sa mère, et bien d'autres, mais je n'avais encore jamais lu complètement ce recueil,
La Rose de Personne, qui est considéré comme son chef-d'oeuvre.
Toute la vie de
Celan a été marquée par le souvenir de ses parents juifs, par le drame de l'Holocauste, par le destin du peuple juif, la cruauté des nazis, et même, je crois, par la complicité de l'
Eglise Catholique.
Et par l'absence d'un Dieu qui aurait dû sauver son peuple. Et enfin par l'importance de la fraternité humaine, du « zusammen ».
Les
poèmes de ce livre sont animés par ces thèmes, aussi par la mythologie biblique, mais, et on le ressent encore plus dans cette édition bilingue, par, à la fois, une sorte de « réécriture » de textes bibliques transposés dans le contexte de l'Holocauste, et aussi, d'une sorte de remodelage, de re-création, de la langue allemande, par des répétitions, des jeux sur les mots, comme si cette langue allemande qui fut celle de la Mort, notamment de ce Yiddish si présent avant la guerre, devait changer de forme, être tourmentée, « torturée » presque, pour continuer d'exister.
Ce recueil
La Rose de Personne est admirablement construit en quatre parties. Au fur et à mesure la douleur, le sentiment de néant, d'un Dieu absent, va être remplacé par l'espoir en l'homme, en la communauté humaine.
Des mots et des thèmes récurrents apparaissent dans le recueil: la Rose d'abord, avec ses significations multiples: le rouge du sang, la fragilité et l'impermanence de la fleur, le calice qu'y l'on boit, que l'on est forcé de boire, la rudesse des épines.
Il y a aussi le thème de Personne, sans doute aux multiples sens: Dieu absent pour son peuple, Néant auquel on a voulu mener le peuple juif, auquel se substitue dans les derniers
poèmes la personne humaine, l'espoir en l'Homme remplaçant l'espoir en Dieu.
Il y a aussi la Nuit symbole de la solitude.
Il y a enfin, et c'est extraordinaire, la Parole, la langue. « Trouver une langue » écrivait Rimbaud. Mais comment exprimer l'indicible de la Shoah?
Celan a trouvé cette langue, un mode d'expression formidable dans le choix des mots, qui sont souvent des mots inventés, hybrides, « tordus » Et puis
il y a l'écriture incroyable, des mots tus remplacés par des tirets, des répétitions, des doubles sens, que la lecture du texte en allemand rend encore plus forte, tels dans ce premier poème « ich grab, du grabst » , je creuse, tu creuse etc, sachant que der Grab c'est la Tombe. Et bien d'autres encore.
La traductrice,
Martine Broda, qui a aussi écrit une postface éclairante, magnifique, explique comment il est difficile parfois de rendre en français, ce jeu sur la langue allemande. Mais, pour qui connaît comme moi un peu l'allemand, l'édition bilingue permet vraiment d'apprécier le génie de cette écriture. Et au passage, une fois de plus, de saluer le travail de traduction qui contribue à la mise en valeur, à la compréhension des
poèmes.
Ce recueil est d'une richesse inouïe, et ne peut être appréhendé, compris, qu'après de nombreuses lectures, et il me reste encore beaucoup de chemin à faire.
Alors, je ne vous cache pas, c'est difficile, d'aucuns diront hermétique, mais cela ne peut rebuter celles et ceux qui aiment Rimbaud,
Lautréamont,
Apollinaire,
Eluard, Char,
Jaccottet etc..Il faut se laisser entraîner, accepter de ne pas tout comprendre,
il y a plusieurs significations qui vont progressivement se révéler, comme à la lecture des Illuminations.
Mais ça vaut la peine.
Certains ont écrit qu'il était impossible de rendre par l'écriture poétique l'horreur de la Shoah. Après avoir lu ce recueil, je ne crois pas. Ces textes sont tout aussi forts, et même je trouve que la poésie permet de ressentir autrement ce drame insensé.