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EAN : 9782070442355
656 pages
Gallimard (18/09/2014)
3.25/5   8 notes
Résumé :
Que pouvons-nous entendre aujourd'hui de ce que dit Nietzsche ? Voilà (presque) le seul objet de ce livre. Il ne s'agit pas d'un pur commentaire explicatif de la philosophie de Nietzsche (lequel s'explique très bien tout seul, quand il le fait), mais d'une évaluation, entre ses textes et notre lecture, de son pouvoir de dire et de notre volonté de lire. Le type d'homme auquel Nietzsche s'est adressé et dont il a interrogé la puissance et la volonté, il l'a appelé l'... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Un essai pour spécialistes ou amoureux ou habitués de Nietzsche ayant envie d'approfondir leur connaissance du personnage et de sa philosophie. Lecture parfois difficile, qui exige concentration, patience, ascèse, volonté puissante pour ne pas dire volonté de puissance, amor fati, incarnation dans le présent. Aller au bout est une satisfaction, on frôle presque le sentiment d'être un petit Surhomme, en toute modestie.

L'auteur présente la pensée de Nietzsche de façon presque chronologique en abordant chacun de ses livres les uns après les autres, pour mieux souligner son évolution, sa dynamique, sa complexité, parfois ses contradictions, en tout cas les difficultés à articuler certaines affirmations qui peuvent paraître opposées.
L'auteur montre combien la pensée nietzschéenne est contemporaine de problématiques actuelles (liberté, aliénation, affirmation de soi, respect des autres, dépassement de soi, critique de la société de consommation, démocratie et pouvoir autoritaire, bonheur, philosophie de la vie, sagesse, etc).
L'auteur cite les travaux d'auteurs contemporains qui se sont nourris de Nietzsche ou ont poursuivi ses réflexions. Michel Foucault (pouvoir de la société sur l'individu et les contre-pouvoirs des individus, l'importance accordée au corps), Gilles Deleuze ( "composer avec la vague du devenir" héraclitéen), Sloterdijk (comparaison société antique fondée sur l'exercice et la recherche de la perfection et la société moderne fondée sur le travail et la production), Pierre Hadot (distinction entre l'ascèse spirituelle dans la philosophie antique et l'ascèse de type chrétien qui étend les restrictions au domaine corporel et notamment à la sexualité), Barbara Stiegler (introduction du corps dans la philosophie), et bien d'autres. VOir en Citations quelques passages intéressants.

Enfin, l'auteur tient à clarifier et lever les malentendus qui pèsent sur la pensée de Nietzsche dont la philosophie du Surhomme a influencé dans le mauvais sens et même à contresens de sa pensée les nazis qui se sont crus son incarnation. Nietzsche était profondément philosémite, anti-prussien, antinationaliste, pro-européen, il détestait sa soeur qui était antisémite, etc.

Le sommaire est le suivant :
I Inactualité
1. La connaissance mystérique
2. le sens historique
3. L'éducation

II Modernité
4. La détresse des modernes
5. La raison, le sujet et la volonté de puissance
6. Les "idées modernes"

III Eternité
7. L'éternel dernier homme
8. Grande politique et grande santé
9. Micropolitique de l'éternité
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critiques presse (1)
NonFiction
13 novembre 2014
Un brillant essai philosophique sur la notion de présent, lue chez Nietzsche et commentée pour notre temps.
Lire la critique sur le site : NonFiction
Citations et extraits (3) Ajouter une citation
II Modernité

* Mais qu’est-ce qui, fondamentalement, autorise Nietzsche à affirmer que ce sont les « faibles » qui ont vaincu, et à produire ce sombre récit de notre défaite, de notre assombrissement ? C’est précisément—notre détresse.

Les initiés sont des tragiques : ils expriment un pessimisme de la force qui les élève loin au-dessus des modernes, ces optimistes de la faiblesse que sont les « philistins de la culture ».

* . La santé, au contraire, est formation d’alliances instinctuelles sous la domination d’une volonté, ou instinct supérieur (hiérarchie), conçue comme facteur d’accroissement de la puissance. Santé et maladie, faiblesse et puissance deviendront les critères privilégiés du philosophe-médecin pour évaluer l’homme et la culture, à partir de l’analyse de la détresse - détresse psychique, mais aussi bien physiologique, comme on parle de « détresse cardiaque ».

* Le désenchantement brutal produit par le progrès de la science est dangereux pour la vie, même s’il est à terme le but de la philosophie : affaiblir, détruire, supprimer les besoins métaphysiques.

* La volonté de puissance n’empêcherait donc pas qu’il y ait une norme du bon et du mauvais. Et de fait, comme disait Nietzsche à propos de son « mot d’ordre dangereux » : « Par-delà bien et mal… Ce oui du moins ne veut pas dire : « Par-delà bon et mauvais. » Le glissement du couple d’opposition bien / mal vers celui de bon / mauvais manifesterait le privilège accordé au singulier sur l’universel : le bien et le mal doivent se définir pour tous, le bon et le mauvais se définissent pour moi, pour quelques-uns, pour certains. Bien et mal, vrai et faux, juste et injuste seraient ainsi écrasés sous la contingence de multiples singularités évaluant pour elles-mêmes. Attention cependant : même dans ce cas, il ne s’agirait pas d’un relativisme vulgaire qui s’épuiserait dans la formule « À chacun sa vérité ». Car les singularités évaluatrices ont toujours vocation à évaluer aussi pour les autres, à leur imposer leurs valeurs, et c’est même la définition de la domination quelles exercent sur eux.

* « J’appelle “gouvernementalité », précise Foucault, la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques de soi. » S’il y a une insurmontable difficulté à une politique nietzschéenne, ce serait précisément à cause de cette indéterminabilité de l’échelle où l’exercice de la volonté de puissance serait bon ou juste. Bref, comment articuler les rapports de commandement et d’obéissance à l’autodétermination, la hiérarchie à la liberté ? C’est un des problèmes les plus délicats que nous pose la politique nietzschéenne.

* La « grande politique » entre en résonance sur-réverbérante avec le traumatisme totalitaire du xxè siècle, et la très grande imprudence de Nietzsche aura été de surestimer la douceur crépusculaire de la modernité, de croire que son aspiration dominante était le bonheur, la paix, le déclin. I1 a cru la cruauté moderne plus spiritualisée qu’elle n’était. Contre cette vieille modernité chrétienne, il a finalement armé à trop grand bruit, avec le vocabulaire de la guerre, de la sélection, de la hiérarchie, de la puissance. Dans sa solitude, il a clairement mésestimé la violence pulsionnelle de l’homme moderne, il a pensé que son chaos l’avait épuisé. Sa lutte contre le préjugé démocratique aurait dû lui faire pressentir que ce seraient précisément les forces les plus réactives qui s’empareraient de la guerre, de la sélection, de la hiérarchie et de la puissance, et non l’esprit libre. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir longuement expliqué que la culture était le contraire de l’État, que les races et les nations étaient des fictions absurdes, que l’antisémitisme était une indignité, que le darwinisme social avait compris la sélection à l’envers, que les hiérarchies devaient être longues, que la morale du ressentiment était une révolte d’esclaves et que toute croyance avait un fond de fanatisme. Ce n’est pas faute non plus d’avoir mis en garde contre les Allemands.

* Le mouvement qui pousse le philosophe à sortir de la caverne, dans la République comme dans Zarathoustra, initie ce mouvement d’élévation ; et, s’il exprime la difficulté de l’inactuel à vivre « parmi les hommes » (détresse du présent), il est indissociable de la nécessité de revenir parmi eux pour les éduquer (volonté d’avenir). Contre tout déterminisme, l’instinct philosophique commun aux inactuels Platon et Nietzsche (alliance de la méfiance et de la conviction, de la détresse du présent et de l’amour d’un avenir juste) fait d’eux des hérauts du philosophe de l’avenir, des voyants du possible.

* La volonté de bonheur fait des hommes un troupeau. Nous ne comprendrons la politique nietzschéenne que si nous avons le courage de la voir comme une critique fondamentale de l’eudémonisme.

* Le problème, pour Nietzsche, n’est pas tant qu’il existe une morale du troupeau, mais bien plutôt qu’il n’y en ait pas d’autre, qu’il n’y ait pas une pluralité de morales, que toute possibilité d’une extériorité soit fondamentalement grevée.

* Les deux principaux caractères humains évoqués par Platon, et qui doivent être bien tissés ensemble, sont les « fougueux » et les « modérés », ceux que leur « bravoure » détermine plutôt à l’action et à la vie publique, et ceux que leur pondération porte plutôt à la réflexion et à la vie privée, pour le dire rapidement. Un poids excessif accordé à la bravoure conduit à des sociétés guerrières et destructrices, celui accordé à la modération défait le tissu social en individus méditatifs et solitaires, reclus chez eux », (Notons que cette alternative correspond aux préoccupations nietzschéennes de l’équilibre entre vita activa et vita contemplativa. C’est un dilemme constant chez Nietzsche, et qu’il ne résoudra pas : l’appel à des guerres sans précédent et à l’action planétaire est sans cesse freiné par un idéal de retraite privée sur le mode épicurien, ou de solitude radicale sur le mode anachorétique.) En tout cas, et en vertu de l’analogie entre les parties de l’âme et les parties du corps social, le mauvais pasteur est celui qui ne sait pas ou ne veut pas tisser la pluralité pulsionnelle des hommes, qui exacerbe et tyrannise certaines pulsions de son troupeau pour obtenir ce qu’il veut. Par exemple, tendre la pulsion de « bravoure » jusqu’à son point de rupture, par la contamination extrême de toute vie privée par la vie publique, par l’exaltation de l’héroïsme guerrier jusqu’à la guerre totale. C’est ce que fit le « pasteur » Hitler, guide absolu d’un troupeau absolu. Sa dernière volonté aura été, devant la défaite, de vouloir la destruction même du peuple allemand, de le sacrifier à l’absolu dont il avait instauré le culte. Tout tyran finit par vouloir la destruction, non seulement de tous ses ennemis, mais de son propre troupeau. Néron met le feu à Rome. Les dictateurs tirent sur leur peuple. Le gourou organise le suicide collectif de sa secte. Or, cela, à la lettre, n’est pas un pastorat. Dans une tyrannie, aucun pasteur ne veille plus sur le troupeau, et on a bien plutôt affaire à un sacrificateur avide d’égorger le bétail au nom d’une divinité obscure, celle de 1’autorité absolue, inconditionnée, dont nous avons dit quel malentendu elle constitue sur la puissance.

* Derrière la volonté de bonheur, de justice et de paix qui est la nôtre, derrière les fictions de l’égalité et de la dignité universelles (c’est-à-dire derrière la volonté d’abolir la vie comme puissance au lieu de la transfigurer) se cachent encore les qualités les plus basses de la puissance. Le capitalisme est proprement barbare en ce qu’il universalise l’intérêt égoïste de l’animal, paie sa valeur de « liberté » et d’« individu » au prix fort et contradictoire de l’exploitation universelle ; le socialisme ne l’est pas moins, en ce qu’il interprète le bonheur d’un point de vue économique, comme abolition de l’intérêt, de la domination et de l’exploitation qui sont au fondement de la vie comme volonté de puissance – et cela par la violence même qui en est le plus bas degré. Deux visages pour le même nihilisme.

Il n’y a pas d’émancipation universelle parce qu’il n’y a pas de liberté sans domination, parce que la liberté est domination. Pour Nietzsche, l’émancipation ne peut concerner qu’une caste, afin qu’aucun des degrés de la volonté de puissance ne soit nié dans le dépassement, et parce que l’idée d’un autodépassement du Tout n’a pas de sens. I1 n’y a pas de dialectique historique, fut-elle matérialiste.

Il n’y a pas de totalisation possible du bien-être, du bonheur, de la sécurité – ces conquêtes sont toujours l’exception. Il n’y a pas d’économie, fût-elle alliée à la démocratie, qui puisse se glorifier d’avoir aboli l’exploitation et l’aliénation de l’homme, et prétendre quelle y parviendra.

* Avec une remarquable constance du début à la fin de son œuvre, l’aspiration fondamentale de Nietzsche demeure l’expérience contemplative d’une petite communauté d’amis, de frères, de compagnons, de disciples. Toutes les difficultés de l’élaboration d’une pensée de la culture supérieure et d’une politique de la grandeur proviennent de l’extraordinaire tension qui existe entre l’homme contemplatif et l’homme d’action comme expressions et degrés de la volonté de puissance.
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III Eternité

* Nietzsche diagnostique parfaitement, dans le libéralisme, le point de bascule par quoi flanche l’élévation, lorsque la liberté laisse l’égalité prendre la main, et plus encore lorsque l’élévation cède le pas à la volonté de maintien (bonheur et sécurité) – aspiration du dernier homme. C’est là encore un diagnostic interne au libéralisme, incarné magistralement par Tocqueville, témoin perplexe du passage d’un « libéralisme de la liberté» à un « libéralisme du bonheur », fracture durable qu’observent et tentent de surmonter certains libéraux contemporains.

* il n’y a pas d’autonomie sans hétéronomie, toute conquête de liberté produit de l’asservissement, toute indépendance s’alimente de dépendances. C’est le processus même de toute législation, de tout gouvernement, des autres et de soi. C’est le problème de la cruauté fondamentale de toute puissance.

Nietzsche montre que l’équilibre désiré par le dernier homme (égalité, paix, sécurité, bonheur, etc.) est encore l’effet de cruautés de la puissance sur la puissance. Il y a des puissances hostiles à la puissance (ressentiment) et donc, finalement, à elles-mêmes (mauvaise conscience). C’est ce qu’il appelle l’hostilité à « la vie » ou le nihilisme.


* Il faut lire précisément le fameux paragraphe 477 d’Humain, trop humain sur « la guerre indispensable » :

« La civilisation ne saurait du tout se passer des passions, des vices et des cruautés. – Le jour où les Romains parvenus à l’Empire commencèrent à se fatiguer quelque peu de leurs guerres, ils tentèrent de puiser de nouvelles forces dans les chasses aux fauves, les combats de gladiateurs et les persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d’aujourd’hui, qui semblent en somme avoir aussi renoncé à la guerre, recourent à un autre moyen de ranimer ces énergies mourantes : ce sont ces dangereux voyages de découverte, ces navigations, ces ascensions, que l’on dit entrepris à des fins scientifiques, mais qui le sont en réalité pour rentrer chez soi avec un surcroît de forces puisé dans des aventures et des dangers de toute sorte. On arrivera encore à découvrir quantité de ces succédanés de la guerre, mais peut-être, grâce à eux, se rendra-t-on de mieux en mieux compte qu’une humanité aussi supérieurement civilisée, et par suite aussi fatalement exténuée que celle des Européens d’aujourd’hui, a besoin, non seulement de guerres, mais des plus grandes et des plus terribles qui soient (a besoin, donc, de rechutes momentanées dans la barbarie) pour éviter de se voir frustrée par les moyens de la civilisation de sa civilisation et de son existence mêmes. »

* S‘il existe pour Nietzsche un atavisme des races, c’est dans le sens de longues et profondes incorporations de caractères spirituels, c’est-à-dire de valeurs morales. Ainsi, il est sans doute le seul Allemand de son temps qui ait le front d’écrire : « Les Juifs constituent sans aucun doute la race la plus forte, la plus résistante et la plus pure qui existe actuellement en Europe. » Et lorsqu’il aspire à une « purification de la race » européenne, ce n’est pas pour retrouver de prétendues qualités biologiques originaires, mais au contraire dans l’espoir que les métissages sauront se synthétiser, c’est-à-dire que les caractères nationaux sauront se spécialiser au service d’une unité spirituelle supérieure (exactement sur le modèle pulsionnel que Nietzsche se donne de l’individu).
Dans ce contexte, le modèle d une telle volonté de domination sur l’Europe restera pour Nietzsche la figure de Napoléon. Mû par ce libéralisme de la liberté, guerrier et conquérant, du républicanisme antique et renaissant, Napoléon a incarné une prodigieuse volonté de synthèse culturelle et de dépassement de la modernité : « Napoléon, cette synthèse de l’inhumain et du surhumain ».

* « Connais-toi toi-même », cela veut dire apprendre à dominer, mais à dominer là où nous obéissions, c’est-à-dire transformer le moi du sujet assujetti en soi de l’individu complet. Si nous voulons avoir une chance de dessiner les contours d’une politique nietzschéenne, il est absolument indispensable de les faire apparaître à partir du noyau éthique que représente la très inactuelle domination de soi antique, qui s’atteint par des techniques de soi, c’est-à-dire par une ascèse.

La grande santé nietzschéenne est prise dans un mouvement de séparation qui emporte l’individu vers la solitude et la contemplation ; et s’il est tout aussi évident que Nietzsche donne tous les signes qu’un autre mouvement pousse l’individu supérieur vers « l’autre», le rythme et la finalité de ce double mouvement sont difficiles à décrypter, parce que celui-ci relève d’une sorte de double bind, c’est-à-dire d’une contrainte fondamentalement ambivalente.

* Nietzsche se situe de manière fatidique, au bon sens du terme, au début des ascétologies modernes, non spiritualistes, avec leurs annexes de physiotechniques et de psychotechniques, de diétologies et d’entraînements autoréférentiels, et donc de toutes les formes d’exercice autoréférentiel et de travail de sa propre forme vitale, que je regroupe sous le mot “anthropotechnique”.
Sloterdijk montre comment le retour, vers 1900, de l’athlétisme et la « refondation » des jeux Olympiques par Pierre de Coubertin, sous le signe de l’hygiénisme, peuvent être lus comme le coup d’envoi d’une somatisation ou une déspiritualisation décisive de l’ascèse.

Le terme même d’élévation n’est plus adéquat, et le terme de progrès lui conviendrait mieux : on ne s’élève pas, on avance, on évolue. Cette horizontalisation ou aplatissement de l’ascèse se fait dans le glissement d’une compétence de soi à une compétence mandatée des formateurs-prestataires (enseignants, entraîneurs, inventeurs, entrepreneurs, médecins, psychothérapeutes, etc., bref : la figure générale du coach), en vue de soulager la vie de la tension verticale qu’implique toute activité de la vie pulsionnelle, toute spiritualité du « corps » lui-même, telles que les entend Nietzsche.

* La difficulté que nous avons, nous autres démocrates, à trouver chez Nietzsche une réponse audible à l’articulation des pratiques individuelles de soi – comme résistance et affirmation — à la collectivité politique vient de ce que Nietzsche fournit le plus souvent une réponse antidémocratique qui place l’exception au-dessus du troupeau, le maître au-dessus de l’esclave, le fort au-dessus du faible. Mais il est chez lui une forme de réponse, parallèle voire consubstantielle à la première, qui dégage au contraire cette articulation en tout autres termes, qui eux ne sont possibles, comme le savaient les Grecs, que dans les conditions de la démocratie : la solitude et l’amitié.

« Mais je vois bien, hélas, que vous ne savez pas ce qu’est la solitude. Partout où il y a eu des sociétés, des gouvernements,des religions, des opinions publiques puissantes, bref, partout où il y a eu tyrannie, elle a exécré le philosophe solitaire, car la philosophie offre à l’homme un asile où nulle tyrannie ne peut pénétrer, la caverne de l’intériorité, le labyrinthe du cœur : ce qui indispose les tyrans. Les solitaires se cachent, mais là les guette aussi leur plus grand danger. Ces hommes, qui ont abrité leur liberté au fond d’eux-mêmes, doivent aussi avoir une vie extérieure, se rendre visibles, se faire voir. (…) De tels solitaires ont justement besoin d’amour, ils ont besoin de compagnons avec qui ils puissent se montrer ouverts et francs comme envers eux-mêmes, et en présence de qui cesse la crispation du silence et de la dissimulation. » (Considérations Inactuelles)

* Il est certain que son exigence éthique pour la philosophie n’est possible qu’à partir d’un milieu démocratique, comme le savait déjà Humain, trop humain : elle ne se confond pas avec lui, mais ne peut croître que sur ce terreau ; la solitude nietzschéenne n’a de sens que par rapport à un tel milieu — l’autre terrain est le désert, mais on sait que le désert est un test destiné à l’épreuve du retour, un exercice de déterritorialisation qui vise toujours à des reterritorialisations autres sur le terrain démocratique. Ce mouvement de déterritorialisation / reterritorialisation (qu’on me pardonne ce vocabulaire deleuzien, je n’en vois pas jusqu’ici de plus juste sur ce point), entre la sortie au désert et le retour dans le champ social, est en réalité précisément thématisé par Nietzsche à travers le mouvement de balancier qu’il décrit entre la solitude et l’amitié, dans la confrontation et la combinaison des figures du solitaire et de l’ami pour redéfinir les formes mêmes du rapport à autrui.
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I Inactualité

* « La vie doit-elle dominer la connaissance, la science, ou bien la connaissance doit-elle régner sur la vie ? Laquelle de ces deux puissances est supérieure à l’autre, laquelle doit l’emporter ? »

* Nietzsche a besoin d’opposer la science et la vie, alors qu’il est évident pour lui que la science fait partie de la vie comme l’une de ses puissances. L’enjeu n’est autre que l’équilibre de la souffrance et du bonheur. Là aussi il n’est question que de dosage, car l’oubli intégral ne conduirait qu’à un bonheur animal, c’est-à-dire stupide, tandis que la mémoire intégrale, conduisant à une « overdose » de connaissance, serait mortelle.

* Le problème exprimé par l’opposition entre l’historique et le non-historique, est toujours celui de l’articulation entre la connaissance et l’action.

* Nietzsche ne cessera jamais d’associer la mémoire, la conscience, la connaissance - « l’esprit » - à la souffrance que la vie s’inflige à elle-même.

* Nietzsche définit dans son cours les « stades préliminaires » de l’homme sage sous trois types : « le prince patriarche riche d’expérience, l’aède inspiré et le prêtre initié » - le type politique, le type artistique et le type religieux. Que, plus tard, le « philosophe de l’avenir » soit tout à la fois législateur, artiste et contemplatif, n’étonnera donc pas.

* Nietzsche se méfie des « masses ». Et d’abord parce que la notion de masse a remplacé celle de peuple du fait même de l’historicisation de la culture. La masse n’est rien d’autre qu’un peuple réduit à ses forces de travail et de consommation. Nietzsche peut affirmer pour l’enseignement la nécessité d’un choix ou sélection : « Ce n’est pas la culture de masse qui peut être notre but, mais la culture d’individus choisis, armés pour accomplir de grandes œuvres qui resteront. » Voilà un élitisme qui nous met, nous autres modernes, dans le plus grand embarras. C’est qu’il semble que les démocraties modernes, dans leur volonté, au moins affichée, de « culture pour tous », confondent deux missions différentes : d’un côté, la massification de la culture, qui entérine l’aliénation d’un peuple en masse travailleuse et consommatrice ; de l’autre, l’accession potentielle de chacun à une culture d’élite, qui transformerait les masses en peuple, c’est-à-dire en une communauté capable de générer librement et à partir d’elle-même ses propres élites culturelles. Pour Nietzsche, le « génie » ou le « grand homme » peut naître partout, à tout moment et en tout lieu.

On comprend pourquoi Nietzsche imaginera bientôt, comme modèle d’éducation, des amitiés de solitaires intempestifs, des communautés d’« esprits libres », des écoles philosophiques de type grec. L’éducation émancipatrice émerge par définition en résistance à l’histoire, à l’État, à l’économie.

* Le grand homme, ce « miracle humain » qui saute par-dessus l’époque pour contempler ce rapport, est nécessairement un solitaire en lutte contre l’ordre établi (et toute tyrannie hait les solitaires). Son plus grand danger, qui fut celui de Schopenhauer et qui sera toujours celui de Nietzsche, c’est que cette solitude transfiguratrice devienne isolement mortel et désespoir.

* Nietzsche, d’abord nationaliste, se libère rapidement pour formuler une exigence révolutionnaire qui concerne au minimum l’Europe, au maximum le monde entier.

* L’utopie n’est pas du tout un rêve impossible, c’est l’activité propre de la pensée en résistance. Cette résistance s’effectue concrètement dans l’acte de création, qui est surgissement du nouveau ou événement non historique.

* C’est là que réside la grande difficulté de la philosophie nietzschéenne, dans l’articulation très complexe entre concepts d’unification et concepts de singularisation et les interprétations qui en découlent : l’univers, la terre, l’humanité, la culture, le peuple, la société des esprits libres, l’homme, les différents types d’homme, le dernier homme, l’individuum, les pulsions, les forces à l’œuvre dans les pulsions, la volonté de puissance qui régit le rapport des forces.
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