Merty découvrit le visage et Féra reconnut sans surprise Bertrand Lestrade, dont il avait vu la photo dans le programme du festival.
— Commissaire, ce jeune homme est arrivé chez nous mardi soir, sur les conseils du docteur Pélan, un médecin généraliste d’Aix. Mon confrère a constaté des symptômes très inquiétants et l’a aussitôt orienté vers nous. Le patient a beaucoup souffert : vomissements, troubles cardiaques et, à la fin, paralysie de l’appareil respiratoire. Nous avons tout essayé mais nous n’avons pas pu éviter l’issue fatale. Ces symptômes m’ont fait penser à un empoisonnement. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité votre présence. Je pense qu’une autopsie s’impose et que si mes soupçons sont confirmés, il vous reviendra d’ouvrir une enquête.
— Vous avez bien fait de nous alerter, docteur. Je vais demander à l’équipe du laboratoire de nous rejoindre.
Féra appela Louise Valin, la médecin légiste.
— Alors, Philibert, quelle sinistre nouvelle allez-vous encore m’annoncer ?
— Hélas, une bien triste : le décès du jeune pianiste Bertrand Lestrade. Et vu les circonstances, nous allons avoir besoin de votre expertise. Le corps se trouve ici, à l’hôpital, chambre 224.
— Ok, j’arrive tout de suite avec mon équipe.
"Docteur, lui ai-je demandé, peut-on se procurer facilement de l'arsenic ?
- En pharmacie, il faut une ordonnance. C'est un produit très contrôlé. Mais maintenant, sur Internet, avec un minimum de savoir-faire, on peut commander pratiquement n'importe quoi, et notamment de l'arsenic, en se connectant sur les sites de laboratoires étrangers".
Après un premier examen du corps, le cadavre fut transporté par l’équipe du médecin légiste à l’institut médico-légal tout proche, afin de pratiquer des analyses plus approfondies.
— Je vous rappelle demain dans la journée, lui dit Valin.
Féra rentra au commissariat d’Aix-les-Bains et convoqua son collaborateur direct, le capitaine Renaud Durieux, et Isabelle Dubaye, l’adjointe de Renaud, pour leur annoncer la macabre nouvelle.
— Ce n’est pas lui que vous êtes allé entendre hier soir ? demanda Isa.
— C’est lui que je devais entendre, effectivement. Mais il a été remplacé au dernier moment par un autre pianiste. On ne nous a donné aucune explication sur sa défection.
À quinze heures, Valin appela Féra pour lui demander, comme à son habitude, de passer à la morgue. Elle préférait toujours donner ses explications in situ.
Une fois dans la chambre froide où reposait le corps du pianiste, Valin se tourna vers Féra :
— Les conclusions sont sans ambiguïté, Lestrade a bien été empoisonné. Je peux même vous dire la nature du poison : de l’arsenic. Selon les symptômes décrits par le docteur Merty, il y a de fortes chances pour que le poison ait été présent dans de la nourriture ingurgitée lors du repas précédant l’apparition des premières douleurs. Pour être plus précise, je dirai que le plat principal était du magret de canard… et il est probable que c’est dans cet aliment que l’arsenic a été ajouté.
Cette nouvelle fut un choc. Elle allait faire du bruit. Et le ton du docteur Merty ne laissait rien présager de bon.
Une heure plus tard, toilette, petit-déjeuner et sortie de Pluche expédiés, Féra se présentait à l’accueil de l’hôpital. La secrétaire appela le médecin qui arriva avant même que Féra ait eu le temps de s’asseoir.
— Venez, commissaire.
Féra suivit Merty le long des couloirs. Ils prirent un ascenseur et arrivèrent devant une porte fermée à clé. Le médecin l’ouvrit et alluma la lumière. Sur une table, au centre, un corps était recouvert d’un drap blanc.
Ces instants de bonheur tranquille furent malheureusement de courte durée. Dès le lendemain, à sept heures, le téléphone sonna. Féra avait horreur d’être réveillé par cette sonnerie stridente.
Il fallait pourtant bien répondre :
— Bonjour, commissaire. (C’était la voix d’Henri, le planton.) J’espère que je ne vous réveille pas ? Je viens d’avoir un appel du docteur Merty, médecin à l’hôpital de Chambéry. Il souhaiterait que vous le rappeliez au plus vite.
Henri lui donna le numéro du médecin. Féra le connaissait. Il l’avait déjà rencontré au golf.
Il fit, cette nuit-là, un horrible cauchemar : deux hommes cagoulés tenaient par les pieds un troisième homme au-dessus d'une cuve remplie de chaux vive. L'homme criait : «Commissaire, faites quelque chose. Venez à mon secours». Puis les hommes laissaient tomber le corps dans la cuve et un cri insoutenable retentissait. Quand il se réveilla, Féra s'aperçut que c'était Pluche qui hurlait. Féra, en se retournant, était en train de l'écraser de tout son poids. Dès qu'il se fut dégagé, Pluche alla se blottir, en maugréant, dans sa panière.
Le commissaire Féra roulait tranquillement le long du lac du Bourget. Il était huit heures du soir et, en ce début d’octobre, le soleil avait disparu derrière la Dent du Chat ; il ne distinguait plus, à sa gauche, qu’une étendue liquide de plus en plus sombre. Ayant contourné le lac au nord, il traversa le village de Conjux et guetta l’embranchement qui le conduirait jusqu’à l’abbaye de Hautecombe, magnifique bâtiment de style gothique troubadour et sépulture de la Maison de Savoie.
Il s’y rendait pour assister à un concert du jeune pianiste Bertrand Lestrade dont on disait le plus grand bien. Le récital avait lieu dans la grange batelière, une superbe bâtisse du xiie siècle, utilisée autrefois par les moines de l’abbaye pour entreposer les denrées qui arrivaient là en bateau grâce à un vaste bassin à flot. Récemment rénovée, elle était désormais l’un des plus beaux lieux de concert du festival des Nuits Romantiques du lac du Bourget.
Ce fut un récital exceptionnel. Les Nuits, cette année, étaient consacrées à Schumann et, dans Carnaval et dans Papillons notamment, Carlo Vinti joua avec une sensibilité et une maîtrise comparables à celles d’un Nelson Freire. Il eut droit à une standing ovation et remercia la salle par trois bis tirés des Kinderszenen.
Féra rentra heureux de cette soirée en écoutant, pendant le trajet, le CD de Vinti qu’il avait acheté et fait dédicacer à la sortie.