Daniel Mendelsohn met sa plume au service d’une quête personnelle, familiale, qui dépasse la sphère intime pour aborder des thématiques qui toucheront chaque lecteur.
Depuis son enfance, il a entendu parler du grand-oncle Schmiel Jäger, frère de son grand-père maternel, qui fut, avec sa femme et ses quatre superbes filles, "tués par les nazis". Ces souvenirs, bâtis autour de bribes de phrases parfois obscures, d’allusions mystérieuses, ont conféré à ces personnes qu’il n’a pas connues et à la fin tragique qu’ils ont connue, une dimension à la fois mythique et confidentielle. A la mort de son grand-père, dont il a tant aimé l’élégance un peu surannée, l’humour, et les nombreuses histoires familiales dont il abreuvait ses proches, Daniel découvre des lettres adressées par Schmiel à son frère, peu de temps avant le drame, devenant de plus en plus pressantes, implorant les membres de sa famille alors émigrés aux Etats-Unis de l’aider à faire sortir sa famille de Pologne. Elles éveillent un irrépressible besoin de connaître les circonstances exactes de cette tragédie.
C’est le départ d’une enquête qui durera plusieurs années, et emmènera Daniel ainsi que certains de ses frères et sœurs, à travers l’Europe et au-delà (en Australie, et en Israël), à la rencontre des derniers survivants susceptibles d’avoir connu Schmiel et sa famille, anciens habitants du shtetl polonais de Bochelow, aujourd’hui ukrainien, où la famille Jäger était installée depuis des générations. L’holocauste fera passer de quatre-mille (soit la moitié de la population de la commune) à quarante-huit le nombre de juifs qui y cohabitaient, plutôt en bonne entente, avec les polonais.
Sur la base des matériaux que constituent souvenirs, lettres, témoignages, archives, l’auteur fait part de ses découvertes avec une sorte de spontanéité, au fil des méandres tracés par ses digressions historiques et théologiques, l’évocation de la progression de l’enquête étant entrecoupée d’analyses des mythes fondateurs bibliques, qu’il met en parallèle avec la destinée de l’humanité, jalonnée de haines collectives et individuelles, de guerres fratricides, de la richesse ambivalente que procure la connaissance, entre plaisir et responsabilité. Le texte, vous l’aurez compris déjà dense, est par ailleurs enrichi de considérations plus personnelles, de l’expression des espoirs, des émotions que suscite en lui cette quête nécessaire, souvent terriblement bouleversante, parfois décourageante, frustrante. Car la tentative de capter ce qu'étaient ces membres de sa famille, pour les "sauver des généralités", leur rendre leur particularité, les sortir, enfin, des six millions de morts imputables à l’Holocauste, est compliquée par la subjectivité et les fluctuations des témoignages, par les oublis –ses témoins sont presque tous âgés de plus de quatre-vingt ans- liés à l’éloignement temporel.
L’aventure, commencée parce qu’il a voulu savoir comment ses parents étaient morts, lui permet surtout d'apprendre comment ils ont vécu…
Il traque ainsi ces petits détails qui les rendent palpables, réels (une paire de jolies jambes, la façon de porter un cartable, les amours…), qu’il essaie de ressusciter à l’aide de photos. Abordant sa démarche avec une curiosité dénuée de tout jugement, conscient du gouffre qui sépare les conditions de vie de cette "génération oisive" dont il fait partie, de celles de ces hommes et femmes qui ont côtoyé, subi la pire des barbaries, il est prêt à tout entendre : des histoires laides, de rivalité, de naïveté, de cupidité, seront toujours mieux que pas d’histoires du tout.
Ses rencontres avec les survivants de Bochelow, l’assemblage de leurs témoignages, dessinent la trame persistante du traumatisme hérité de l’Holocauste, ravivent pour certains les hontes, pour d’autres les ressentiments. Les histoires rapportées, mais aussi les remaniements, conscients ou non, dont elles sont l’objet, les silences aussi, en disent finalement aussi long sur ceux qui les racontent que sur ceux ou ce qu’elles mettent en scène. Et c’est avec beaucoup d’humilité bienveillante et de reconnaissance que Daniel les collecte, créant une proximité tant avec les morts qu’avec les vivants, mesurant au-delà de l’importance pour lui de se réapproprier une partie de son passé familial, celle de rendre justice aux victimes comme aux survivants, en se faisant leur porte-parole et le narrateur attestant de leurs vies, de leur réalité, de leur spécificité, pour éviter qu’ils disparaissent tous trop vite, qu’ils ne soient plus que les "marionnettes manipulées pour les besoins d’une bonne histoire, pour des mémoires, pour des films ou les romans du réalisme magique" détail de l’histoire, puisqu’il sait bien, lui le passionné d’anciennes civilisations, que "tout, à la fin, disparaît".
L’auteur parvient à maintenir l’équilibre entre émotion –celle qu’il suscite chez les personnes interrogées et qu’il ressent lui-même-, pudeur et sincérité. La fantaisie qui semble présider à la structure de son récit n’est qu’apparente, tout est parfaitement maîtrisé, construit de sorte que le puzzle s’assemble logiquement sous nos yeux, la moindre divagation s’insérant naturellement dans l’ensemble.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce texte intelligent et sensible… mais le mieux est de le lire.
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