Kiyémis : " L'oppression des femmes noires, c'est l'oppression de l'humanité"
Douala était une ville agréable lorsqu’on avait de l’argent. La nourriture y débordait de tous côtés, les loisirs et les circuits ne désemplissaient pas. Mais Douala était une ville à plusieurs étages. Et il était facile de retomber aux étages inférieurs.
- Chacun ses rêves, ma chère. Je n’ai pas tout quitté, laissé ma famille, laissé mon continent pour être possédée par qui que ce soit. Bien ! Je te laisse à tes affaires. Voyons-nous samedi, d’accord, Je t’emmènerai au restaurant, d’accord ? Tu as l’air d’en avoir bien besoin ?
Et dans un nuage de couleur et de vêtements griffés, elle était partie.
Anne-Marie resta longtemps sans rien dire. Heureuses les femmes qui n’avaient pas grandi avec la peur de tomber.
Bientôt Eboa Lotin, bientôt Petit Pays, bientôt Grace Decca, bientôt Manu Dibango.
La veille, Anne-Marie avait retrouvé les fleurs jaunes.
Le Jaune, partout, était revenu.
Après toutes ces épreuves, tous ces silences, elle les avait revues, ces boules lumineuses.
Le champ reprenait peu à peu des couleurs, comme à chaque printemps.
L’immobilité c’était l’antichambre de la mort.
Baignée par la lumière des pétales, elle avait l’impression de danser avec des milliers de soleil.
Elles se taisent beaucoup, les mères. Leurs silences sont des offrandes.
Elles ne disent pas qu'une partie de leur métier de mère, c'est tisser des bâillons pour soi-même. Alors on se muselle, pour le bien de ceux qu'on aime. On accepte, un instant seule-ment, d'abandonner son droit à la parole. On offre sa voix à la terre en espérant voir ses enfants fleurir. Comme toutes les mères avant elle, c'est ce que fit Anne-Marie. Puisqu'il le fallait, elle s'enracinerait elle aussi, pour voir sa fille grandir.
Même si la terre était friable.
Ne crois pas que les hommes de la ville sont si différents de ceux du village ma fille. Ils sont les mêmes, partout à Douala, à Nyokon, et je suis sûre que dans ton pays de Blancs, c’est la même chose.(…)
Audoun, croie-le ou non, j’ai vécu ça. Ton père avait d’autres familles, tu le sais autant que moi. J’ai passé mon temps à être jalouse et à être jalousée.
— Tu sais que dans ce monde, être libre, ce n'est pas facile pour nous. Que parfois, pour manger, il faut se bagarrer. Qu'il faut garder la tête hors de l'eau, coûte que coûte. Si nous devons nous bagarrer pour vivre, nous les femmes, alors je jetterai tout mon corps dans la bataille. Tout plutôt que se laisser mourir. Je ne me laisserai pas écraser, pas mourir, veuve ou non. Car la vie, ça vaut le coup, Andoun, ça vaut le coup.
Et dans la vie, rien n'est plus beau, rien n'est plus doux que la liberté. Tu le sais ça, pas vrai?
Je suis ensevelie
Emmurée dans le silence et l’oublie
Dans les dédales d’une mémoire,
Muette
Je suis une douleur,
Affligeante, intrigante, malheureuse
Je suis une violence mal racontée,
Tue
(…)
Anne-Marie s’assit. Elle avait toujours détesté décevoir son père. Elle détestait voir son regard honteux posé sur elle. Avant Douala, avant le départ, avant tout, il ne l’avait jamais regardée comme ça. Derrière la rage et les cris, elle savait la déception. Elle enfouit sa tête dans ses mains et sentit une main sur son épaule. C’était sa mère, restée silencieuse le temps qu’avait duré la conversation.
- Sois courageuse, Andoun. Donne-lui du temps. C’est un homme. Il va se souvenir qu’un enfant est une bénédiction.
Anne-Marie hocha la tête, peu convaincue.
- Laisse-lui le temps, la rassura sa mère. Tu ne peux pas être trop inquiète, hein, le bébé va sentir ça.
La jeune fille restait prostrée sur sa chaise. Et si son père n’acceptait jamais ?
Et s’il choisissait de la jeter dehors comme une malpropre ? Sa mère ne pouvait pas la convaincre de l’héberger, et elle n’avait pas les moyens d’aller ailleurs.
Le temps lui sembla long mais en effet son père finit par revenir. La mère courut à sa rencontre une bière à la main, comme pour essayer de l’amadouer. Seuls les bruits du village venaient briser le silence qui s’était installé dans la pièce.
- Bon. Ce qui est fait est fait, Anne-Marie, lâcha finalement le père d’un ton bourru.
La jeune fille s’approcha de lui. Il lui tendit la main :
- Si c’est un garçon, il portera mon nom, Anyam Lucas. Si c’est une fille, on l’appellera Freya. Comme ma sœur.
Elle prit sa main et sourit. En elle, la solitude refluait. Son père avait toujours su trouver les mots pour la ramener près de lui.