Waouah, quel livre ! Quel souffle, quelle écriture ! Déjà plusieurs jours que j'ai refermé le Garçon et je reste abasourdie par sa puissance !
Ce sentiment de lire un livre exceptionnel, il a pulsé en moi dès les premières pages, un jeune fils portant sa mère inerte à travers les landes :
« Celui qui sert de monture a la stature d'un garçon de quatorze ans. Sec et dur. Les côtes, les muscles, les tendons saillent, à fleur de peau. Et par-dessus de vagues morceaux de tissu, un assortiment de frusques vraisemblablement constitué sur le dos d'un épouvantail. Il va sans chaussures, les plantes de ses pieds ont la texture de l'écorce. du chêne-liège. Ses cheveux ruissellent sur ses épaules et sur son front tel un bouquet d'algues. Il est en nage, il lui, émergeant tout juste dirait-on de l'océan originel. La sueur lui sale les paupières, dirait-on, puis s'écoule en suivant le chemin des larmes. Une goutte se prend parfois dans la jeune pousse du duvet qui ourle sa lèvre supérieure . Ses yeux sont noirs, plus noirs que le fonde des âges, où palpite pourtant le souvenir de la prime étincelle. C'est l'enfant. »
Un garçon, un enfant sauvage plus proche du règne animal que du monde humain, venant d'un monde quasi homérique, dont on va suivre la quête d'humanité. Ce personnage sans nom, sans voix, mutique, on le voit se constituer au fil de ses rencontres, on le voit se confronter sur une trentaine d'années à ce qui fait l'homme, on le voit entrer dans le temps et l'histoire.
Le garçon comme une page blanche sur laquelle tout peut s'inscrire, de l'amour à la guerre, ces actes parlant pour lui sans qu'aucune explication psychologique ajoutée par l'auteur ne soit nécessaire.
Le récit se déploie avec une liberté totale, complètement hors cadre, se permettant de raconter la vie du garçon sur trente ans, de 1908 à 1938, en empruntant au récit picaresque, au roman d'amour insufflé d'érotisme, au roman d'apprentissage, à la fable philosophique voltairienne à la Candide. Un mets de roi opulent qui comble le lecteur et le fait réfléchir sur ce qu'est être un homme, ce qu'est la civilisation tant la tension nature / culture est forte ici : ce qu'on est au départ confronté à ce qu'on devient en acceptant de s'intégrer ( ou pas ) aux règles que la société nous impose.
Et il y a cette écriture, éblouissante, très travaillée, ciselée, souvent lyrique, un véritable tourbillon qui m'a emportée et fait traverser toute la palette possible des émotions. Par exemple, les pages sur la Première guerre mondiale, malgré le nombre de romans qui existent sur ce sujet, sont parmi les plus belles que j'ai lus, notamment dans un chapitre où Marcus Malte fait le choix de le parsemer des paroles de la Marseillaise, dans une écriture syncopée quasi hallucinée.
Un livre unique, exceptionnel par sa puissance et sa singularité, qui confirme à quel point les auteurs étiquetés « polar » ou " roman noir ", à l'instar de Pierre Lemaitre, sont de grands écrivains qui savent dire le monde.
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Mon premier Marcus Malte, et aussi le plus abouti des quatre que je viens de lire quasiment à la suite ! Last but not least : je me suis gardé sa chronique pour la bonne bouche - prix Femina oblige !
Un joyau, une pépite, un trésor…comment faut-il vous le dire ?
Une vraie réussite que ce Garçon-là, et qui, tout sauvage qu'il soit, vous en apprend plus que le plus savant, le plus distingué des intellectuels sur la civilisation et la compagnie des hommes.
Dans une langue magnifique, pleine de trouvailles qui ne sont jamais des trucs, des afféteries stylistiques à la Gaudé, par exemple, - vraiment je lui en veux de ces « Défaites » tarabiscotées et surlignées à l'envi !-, Marcus Malte nous emporte de l'orée de la première guerre à celle de la seconde, sur les traces de son héros, un vrai « enfant sauvage », tôt orphelin, muet, jeté sans ménagement dans le vaste monde, incapable de verbaliser ou de conceptualiser ses émotions, vivant tout au ras de ses sensations, de ses affections et de son corps.
Tandis que défile le siècle - avec ses menus événements, ses tragiques erreurs, ses héros scientifiques, ses têtes couronnées et ses généraux homicides, ses si jeunes morts anonymes - passent aussi les étapes d'une initiation. Celle du Garçon.
D'abord, la socialisation- mais la petite société campagnarde qui l'adopte, l'exploite et le chasse à la première catastrophe, selon la tradition séculaire du bouc émissaire.
Puis la filiation : un « monstre » au grand coeur donne à ce jeune monstre sans voix sa force, son savoir-faire et sa parole, épique et chaleureuse, pour enchanter un monde jusqu'alors sans tendresse et sans mots. Mais les filiations sont des passations, et toute affection porte en elle son apogée et sa fin.
Puis l'amour - quel amour ! Sensuel, libre, nourri d'expérimentation hardie et de culture sulfureuse, grand braveur d'interdits, grand inventeur de voluptés. L'amour seul donne leur nom aux choses ; le garçon reçoit de lui un prénom : Félix. L'heureux. Pas pour longtemps.
Car voici la guerre, celle de 14, qui est vraiment le baptême du feu.
Épreuve maudite, qui transforme l'or en fer, et le fer en plomb, comme dans les vieilles mythologies.
Le Garçon y découvre la mort et le sombre plaisir de tuer. Protégé, comme par un talisman, par le nom de famille, mythique et musical, que lui a trouvé son Emma, - « Mazeppa »- , il échappe à la mort, garde la vie, mais perd son innocence, son goût du plaisir et, bientôt, parce que souffle un vent mauvais, Emma, son amour.
Il accède enfin à l'ultime étape, la cinquième : celle de la déréliction, celle de l'errance. Il accède alors à une vie machinale, qui ressemble à celle d'où il est sorti. Une vie privée de sens, une vie surréaliste, une juxtaposition de faits, de lieux, d'images.
Sans le code de l'amour ni celui de l'amitié pour lui donner une signification. Paradise Lost.
Les étapes de cette initiation sont entrecoupées de « listes » -variées, amusantes, ironiques ou atroces- qui renvoient aux événements du siècle et éclairent, de leur lumière historique et universelle, le récit de cette existence particulière et symbolique.
Je me suis forcée à ralentir le rythme de ma lecture pour savourer la force des images, la magie du style, les trouvailles multiples,- ah, l'extraordinaire suite de bribes et variations sur les paroles de la Marseillaise !- pour goûter pleinement le sel de ce récit à la fois linéaire et lyrique qui est un peu l'épopée de l'humanité tout entière.
Un autre petit plaisir secret que je livre, pour les amateurs: j'ai reconnu, au passage, dans ce caporal à la main coupée qui prend le Garçon en amitié, Blaise Cendrars, le baroudeur humaniste, poète auteur de « La Guerre au Luxembourg » , et j'ai vu dans l'errance finale du Garçon au coeur de la jungle amazonienne celle de l'avatar de Moravagine, ce héros dont le caporal Cendrars, peut-être, entrevoit la genèse, en regardant le Garçon : « -Tu me rappelles quelqu'un, Mazeppa, lui dit-il un autre jour. Un type qui n'existe pas. Il n'est pas encore né. Pour le moment il est ici (posant un doigt sur son front). Il pousse. Il grandit. Il se nourrit de tout ça, toute cette dégueulasserie. Il engrange. ..Mais faudra bien que j'accouche un de ces quatre. Ce qu'il y a, c'est que ça risque d'être un type terrible. Un bon Dieu de sale type! le pire des rejetons... Qu'est-ce que je peux y faire? Les chiens ne font pas des chats. »
J'aime avoir rencontré dans ces pages solaires et sanglantes Blaise Cendrars, l'auteur du plus féroce écrit contre la boucherie de 14-18 que j'aie lu : « J'ai tué ».
J'aime imaginer que le Garçon perdu par la guerre est devenu ce fou de Moravagine.
Rencontrer Cendrars et un de ses héros les plus marquants dans un roman du XXIè siècle est bien le signe que, chez Marcus Malte, on est en bonne compagnie…
(A Gruz, avec reconnaissance!)
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Joseph parle peu. Lorsqu'il s'exprime c'est par des sortes d'apologues qu'il délivre d'une voix grave, sans inflexions et fixant devant lui quelque chose qui ne se trouve pas là mais ailleurs, dans un autre cercle du temps. Et le garçon écoute. Si le sens de ces paroles lui demeure souvent inaccessible, leur sobre mélodie en revanche lui va droit au coeur. Elle le pénètre, elle le charge, elle le nourrit, et son coeur devient si plein et si gros que le garçon est souvent contraint d'élargir sa poitrine d'une vaste inspiration. Est-ce seulement le flux sonore qui lui cause cet effet ? Le rythme ? Les vibrations ? Il a déjà connu semblable sensation quand au crépuscule parfois il surprenait sa mère dans ses conversations solitaires. Il la connaîtra à nouveau plus tard à la faveur d'une mélodie particulière issue du pavillon d'un hautbois. Mais quoi ? Qu'est-ce exactement ? On l'ignore. Et de grâce faîtes que le mystère perdure. L'indéchiffrable et l'indicible. Que nul ne sache jamais d'où provient l'émotion qui nous étreint devant la beauté d'un chant, d'un récit, d'un vers.
Trois décennies plus tard, quelque part dans les confins de la jungle amazonienne, un vieil amérindien clairvoyant et désabusé lui dira en substance ceci : Votre peuple ( et là-dedans il comprendra l'ensemble de l'humanité hors de quelques tribus voisines de la sienne), votre peuple n'est constitué que de valets et de maîtres, d'une grande quantité de valets et d'une petite poignée de maîtres, d'une infinité de valets, insistera-t-il, pour un unique maître au final, chaque valet aspirant de tout son cœur et de toute son âme à passer maître à son tour, mais chaque maître étant en réalité le valet d'un autre maître encore plus important que lui, et cela valant aussi pour vos dieux qui servent à n'en pas douter les desseins d'une puissance qui leur est bien supérieure, et non point bonne et charitable celle-ci, mais malveillante, maléfique, il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour s'en convaincre, il n'y a qu'à voir ce qu'on vous impose, ce que vous endurez, ce que vous acceptez, il n'y a qu'à vous regarder agir et vous regarder vivre, ça crève les yeux, vos dieux sont des valets comme les autres, ni plus ni moins, si bien que si l'on fait le compte il ne reste que des milliers, des millions de valets pour ce seul maître, le maître suprême, vraisemblablement cruel, vraisemblablement dément, et si tant est encore que l'on ne considère pas ce maître comme étant lui-même soumis à sa propre cruauté, subordonné à sa folie, c'est-à-dire qu'il soit en somme son propre valet. Mais comment s'en affranchir ? demandera le vieil Amérindien. Comment votre peuple, le tien, dira-t-il au garçon, pourrait-il recouvrer sa liberté ? Tuer le maître ne fera pas de vous des hommes libres. Éliminer le maître ne permettra pas d'éliminer les valets que vous êtes. Pourquoi ? Parce qu'un autre aussitôt prendra sa place, et un autre après lui, et encore un autre. Sans fin. Le cycle se poursuivra et la cohorte des valets se perpétuera. Parce que ce qui fait un valet ce n'est pas son maître, ce qui fait un valet c'est son désir de devenir maître. Cela et rien d'autre. Tuer le maître ne serait donc d'aucune utilité, ce qu'il faut c'est tuer, c'est éradiquer le désir de l'être. Cette ambition-là, cette envie, ce besoin, il faut s'en délivrer. C'est l'unique solution. Mais il ne me paraît pas, conclura-t-il, que votre peuple soit près d'y parvenir, ni même qu'il soit prêt de le souhaiter.
(P78-79)
Qu’on le sache, ils sont purs ! Pur leur désir, pur leur cœur, pure leur âme. Sans une profonde et véritable innocence ils seraient incapables de se livrer avec une telle ferveur, une telle liberté, incapables de faire preuve de cette absence quasi totale de retenue. Bien terrestre est leur paradis et ils y sont et ils y restent. Chasse gardée. Le temps n’est pas encore venu où on les en exclura. La malédiction n’est pas prononcée, le terrible et inique anathème. Aucune instance suprême ne les montre du doigt, aucun séraphin ne croise au-dessus de leurs têtes. Ou alors c’est qu’ils ne les voient pas ? Aveugles aux yeux des juges. Ils ne cherchent pas d’excuses, pas de justification à leur conduite – l’oiseau devrait-il se justifier de voler ? le lion de rugir ? Remords et repentir leur sont étrangers. Ils ne s’amendent pas. Ils n’ont rien à déclarer hormis une phénoménale cargaison d’hormones en fond de cale. Et s’ils vont à confesse c’est dans un autre sens qu’il faut l’entendre.
Ni dieu ni maître en définitive. C’est l’anarchisme des sens. Un joyeux foutoir.
Que l'on songe aux églises et cathédrales et basiliques, que l'on songe à ces centaines de milliers de tonnes de pierres cassées, taillées, sculptées, transportées, soulevées, assemblées par des centaines de milliers d'hommes, que l'on songe au temps et à la peine consacrés, à la sueur et au sang versés à la seule fin d'offrir une somptueuse demeure, un éternel abri à un être (un être?) qui ne serait qu'esprit, pur esprit, parfaitement insensible aux intempéries, une immatérielle et imputrescible entité dont nul froid ne peut entamer la chair qu'elle n'a pas, dont nul vent d'hiver ne peut transpercer l'absence d'os, que l'on songe au faste des châteaux, à la magnificence des palais que se sont fait bâtir par les mêmes centaines de milliers d'hommes des dynasties entières, des olympes complets de demi dieux, premier, deuxième, cinquième, dixième, quatorzième, seizième du nom, bien carnés ceux là et dont l'unique mérite était d'être né de qui de droit, une cuillère d'argent dans la bouche et l'or d'une couronne sur la tête, que l'on songe aux hectomètres de murs et de toits érigés autour d'un trône à la gloire de et en l'honneur de et dans l'intention de loger leur immodeste et néanmoins périssable personne, que l'on songe un instant à cela et l'on ne pourra que s'interroger quant à la nature profonde de notre espèce: ô peuple humain, est-ce la crédulité, ou est ce la servilité qui constitue le tout premier de tes atomes?
Bien que plus avancée en âge Emma ne possède pas davantage d’expérience que le garçon. C’est ensemble qu’ils découvrent et explorent […] Forts d’une curiosité sans bornes et de cette faim de loup, qui est aussi gourmandise, qui est aussi gloutonnerie, et qui semble insatiable. Et c’est là que quelques-uns, toujours les mêmes, pharisiens et pisse-froid, ne pourront s’empêcher de demander d’une voix aigrelette si cette quête n’est pas sans fin, vouée à une éternelle insatisfaction, un échec pour les siècles des siècles, du type Sisyphe et consorts, à qui et à quoi l’on objectera et alors ? Tant pis, tant mieux, auraient-ils, foutredieu, quelque chose de plus exaltant à proposer que cette recherche éperdue de la jouissance pour remplir le vide insondable de leur misérable existence ?
Cet épisode a été enregistré avec des patients hospitalisés au Centre d'Activité Thérapeutique et d'Eveil à l'hôpital San Salvadour de l'AP-HP situé à Hyères à l'automne 2023.
Le livre lu dans cet épisode est « Ne le dis à personne » d'Harlan Coben paru aux éditions Pocket. Avec la participation de Baptiste Montaigne, champion du grand concours national de lecture « Si on lisait à voix haute » 2023 pour le générique, Benoit Artaud à la prise de son et montage.
Remerciements à Marie-Thérèse Poppe, éducatrice spécialisée au Centre d'Activité Thérapeutique et d'Eveil à l'hôpital San Salvadour, Paul Grégoire, éducateur spécialisé au Centre d'Activité Thérapeutique et d'Eveil à l'hôpital San Salvadour et Isabelle Michel, cadre socio-éducatif de l'hôpital San Salvadour à Hyères, ainsi qu'à Marcus Malte, écrivain.
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Le Centre national du livre lance un programme en direction des hôpitaux, Mots parleurs, en partenariat avec l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Cette action s'inscrit dans la continuité des actions menées pour transmettre le goût de la lecture à tous et notamment aux publics éloignés du livre.Définitivement tournée vers la jeunesse, cette action vise à conjuguer lecture, écriture et mise en voix. Les adolescents et les jeunes adultes, en collaboration avec le personnel hospitalier, sont ainsi inviter à choisir un livre parmi une sélection, en lien avec la thématique de l'édition 2023 des Nuits de la lecture : la peur.
Pour cette première édition 2023, six établissements de l'AP-HP participent. Quatre établissements sont situés en Île-de-France et deux en région (Provence-Alpes-Côte d'Azur et Nouvelle-Aquitaine). le projet se déroule de fin septembre 2023 à début janvier 2024. A partir d'un ouvrage sélectionné avec le personnel hospitalier, les adolescents et jeunes adultes sont amenés à choisir des extraits de textes pour les lire et les commenter. Sur la base du volontariat, Mots parleurs propose ainsi à des groupes de cinq à dix patients accompagnés de personnel soignant d'écrire et d'enregistrer leur production, au cours de six ateliers répartis dans différents hôpitaux. Ils débattent pour élire l'ouvrage qui constituera la matière de leur travail.
Afin de les guider dans la sélection des extraits, dans la rédaction et dans l'enregistrement du podcast, ils sont accompagnés par un écrivain ou un comédien, ainsi qu'un technicien du spectacle. Ce podcast, d'une trentaine de minute, sera ensuite mis à disposition de tous les patients et personnels soignants de l'AP-HP.
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