L’histoire dont il est ici question est essentiellement celle des quinze dernières années de vie de la mère de l’auteur, et plus précisément, de son irrésistible déclin intellectuel, de la métamorphose de sa personnalité. Encore un livre sur Alzheimer ? En partie seulement, car l’auteur met surtout l’accent sur les retentissements de cette dégénérescence sur les membres de la famille, devenus, par la force des choses et des traditions, des « aidants ». Et c’est tout le mérite de Yasushi Inoué que de montrer, avec précision, combien le rôle d’aidant est exclusivement dévolu aux femmes de la famille, sœurs et belles-sœurs de l’auteur, sur lesquelles pèse alors une charge démesurée. Le poids des traditions, au Japon comme dans la plupart des pays, impose aux femmes de s’occuper, tant bien que mal, des aînés dépendants. Ce à quoi elles ne sont pas du tout préparées, formées, compétentes, ce qui détériore leur santé, les empêche de vivre pour elles-mêmes, les use prématurément.
Ces quelques réflexions ne rendent toutefois pas compte de toute la richesse et la subtilité de l’ouvrage, Inoué décrivant avec tact et sincérité les émotions et sentiments que tour à tour les membres de sa famille éprouvent, dans leur relation à cette étrangère acariâtre qu’est devenue la mère de l’auteur. Et puis, il nous parle de lui, de la manière dont ses priorités évoluent. Des préoccupations qu’il refoulait refont surface.
Ainsi, avant de parler de sa mère, Inoué parle de son père et des relations qu’il a entretenues avec lui. Car pour comprendre le présente, il faut remonter à l’enfance. Et précisément, l’auteur a d’abord élevé par sa « grand-mère » d’adoption, la maîtresse de son arrière-grand-père. Ce qui l’a éloigné géographiquement et affectivement de ses parents. Son père, qu’il a si peu connu donc, était un ancien médecin militaire qui, après avoir pris sa retraite à 50 ans, s’est progressivement éloigné de la société, vivant à l’écart, refusant de reprendre du service pendant la guerre, se repliant sur son jardin. C’est contre le risque d’être, lui aussi, envahi par cette misanthropie qu’Inoué a lutté toute sa vie, désirant ne surtout pas lui ressembler. Toutefois, depuis la mort de son père, plus il vieillit et plus il pense à ce dernier, se confie à lui en imagination et réalise combien, par certains traits de caractère, par certaines postures, il lui ressemble. S’il lui arrive d’envisager sa propre mort, cette perspective ne l’effraie pas. Tout au moins, tant que sa mère vivra, sa seule présence lui donnant le sentiment d’être protégé.
Justement, qu’en est-il de sa mère, après la mort du père ?
Celle-ci souffre d’une déficience cognitive, générant des pertes massives de mémoire et des changements de comportement. Son mari mort, il devient évident qu’elle ne peut plus vivre seule dans leur maison à la campagne, loin de ses proches. Après un an de négociation, elle accepte de vivre à Tokyo, chez sa fille cadette, Kuwako. Elle aurait très bien pu aller vivre alternativement chez chacun de ses quatre enfants. Mais elle ne veut pas que ses belles-filles s’occupent d’elle.
Malgré toute l’attention dont Kuwako lui témoigne, la vieille femme adopte un comportement qui la rend insupportable : des répétitions incessantes, obsessionnelles, agaçantes, soit pour se plaindre, soit pour évoquer d’obscurs parents éloignés décédés depuis longtemps. Mais c’est surtout l’impossibilité de dialoguer et de raisonner qui désespèrent et engendrent de nombreuses tensions.
Après quatre ans de prise en charge, Kuwako craque. C’est alors au tour de la femme d’Inoué, Mitsuko, de s’occuper de sa belle-mère. Sans surprise, la même situation se répète : celle que tout le monde appelle Grand-Mère manifeste de nouvelles obsessions qu’elle répète sans cesse, faute de se souvenir qu’elle vient d’en parler, quelques minutes ou quelques heures plus tôt. Elle est, par exemple, obsédée par l’idée de faire des cadeaux aux familles de défunts connus, ou encore de rembourser ses dettes vis-à-vis d’un certain chef d’orchestre avec lequel elle s’imagine avoir eu une courte liaison. Comme le note avec dépit l’auteur, sa mère semble ne se souvenir que d’un passé imaginaires, au détriment de sa vie couple. Le même scénario se déroule chez la seconde fille, Shigako, épuisée par les soins et l’attention constante qu’elle prodigue à sa mère, cette dernière étant très désagréable par ses remarques, notamment vis-à-vis de son gendre malade.
Inoué prend à nouveau sa mère chez lui, sans plus de succès, et après un mois de relations exécrables, elle finit par avoir gain de cause : on la ramène chez elle, à la campagne, où une « bonne » s’occupe d’elle. La maladie neurodégénérative continue son travail de sape et les conflits que déclenchent les pertes de mémoire atteignent des sommets.
À la longue, la lecture des étapes du déclin maternel peut lasser, tant se reproduisent les mêmes scènes, les mêmes malentendus, la même impossibilité à admettre le caractère irréversible des mécanismes biologiques. Mais c’est aussi tout l’intérêt de ce témoignage : ne rien cacher de la réalité, arracher le voile des visions enchantées de la vie, de la vieillesse, des relations familiales, montrer l’extrême fragilité des êtres, leur vulnérabilité.
C’est même la force du livre de Yasushi Inoué. Ses descriptions détaillées du quotidien le rendent universel, et ce, à plus d’un titre. En effet, que l’on soit Japonais, Français, ou d’un autre pays, la dégénérescence cognitive est un drame, ressenti comme tel dans toutes les sociétés. Les multiples détails des pertes de mémoire, des obsessions, de ce qui apparaît comme des caprices, puis des méchancetés envers les proches, sont très bien rendus, sans sensiblerie, ni indifférence.
De plus, le caractère universel d’Histoire de ma mère concerne l’inégalité entre les hommes et les femmes, celles-ci se voyant dans l’obligation morale de s’occuper des parents âgés, au prix de leur propre santé, de leur propre existence, liberté, etc. Ainsi, deux processus universels se déploient en parallèle : en même temps que progresse le travail implacable, irrésistible du vieillissement sur les fonctions cérébrales, se déploie le travail d’usure, physique et psychique de celles qui, par devoir et sous l’effet d’une division sexuée du travail, exercent gratuitement le rôle d’aidante familiale.
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