« Je crois que j'ai organisé ma vie depuis que j'ai commencé à écrire, depuis la fin de l'adolescence, pour atteindre ce point à chaque instant. Je crois que c'est ça, que j'appelle le sacré. Quelque chose qui n'a pas besoin d'un Dieu, d'une transcendance, et encore moins d'une religion. C'est un accès à autre chose que ce que la société nous donne. »
Andrea Poupard est parti à la rencontre de Yannick Haenel, auteur de "Le Trésorier-payeur" (2022) et de "Tiens ferme ta couronne" (Prix Médicis 2017). En avril 2024, Yannick Haenel est également à l'initiative de la revue littéraire "Aventures", dont le premier numéro invite 65 auteurs et autrices à répondre à la question suivante : "Écrivez-vous des scènes de sexe ?"
Ce film a été réalisé en partenariat avec le Master Scénario, Réalisation, Production de l'École des Arts de la Sorbonne Université Paris 1.
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Les enseignants, en France, vont-ils devoir arrêter d'expliquer ? Vont-ils devoir se censurer, et donc se taire ? L'école doit-elle s'arrêter ? La France n'en finit plus de découvrir que le crime est par nature obscurantiste, et que l'obscurantisme ne cherche qu'à tuer la lumière et à nier l'esprit. Nous sommes tous des enseignants : nous expliquons, nous pensons, nous parlons avec les autres. Cela s'appelle vivre et être libre.
CHARLIE Hebdo n° 1474 du 21 octobre 2020.
Je pense à la solitude des professeurs, abandonnés de tous, à la connerie ambiante qui rend possible qu'ils soient devenus des cibles, et à l'infamie qui fait de leur monde un enfer, car désormais il y aura toujours devant eux, en classe, un élève, décervelé par les réseaux sociaux, qui pense que la mort de Samuel Paty était "méritée" car il aurait "offensé l'islam".
Alors j'ouvre un petit livre de 90 pages qui me fait du bien. C'est la plaidoirie passionnée, passionnante que Richard Malka, l'avocat de Charlie Hebdo, a prononcée en décembre dernier lors du procès des attentats de janvier 2015. Ça s'appelle Le Droit d'emmerder Dieu (éd. Grasset).
CHARLIE Hebdo n°1525 du 13 octobre 2021 (Qu'avez-vous vu, monsieur Haenel ?)
Dans la règle de 1221, François écrit :
"Nous ne devons pas accorder plus d’utilité à l’argent et aux pièces de monnaie qu’à des cailloux"
L'interruption est pour nous l'unique chance de retrouver une liberté qui ne s'abrite pas derrière notre subjectivité. L'interruption dévoile, comme un moment d'apocalypse, l'emprise qu'a sur nos vies le marché, qui est le vrai virus planétaire. Délivrons-nous de ce virus qu'est le capitalisme intégré. Faisons de notre néant actuel une nette victoire, ne revenons pas en arrière.
CHARLIE Hebdo n°1445 du 1er avril 2020. (Qu'avez-vous vu monsieur Haenel ?)
Le monde de la mort de Dieu n’était-il pas précisément celui que Bacon peignait ? C’est en tout cas ce qui me sautait aux yeux : sa peinture relève d’une immense scène de crime dont la victime est introuvable. L’horizon y est effacé à l’éponge. La terre : détachée de la chaîne de son soleil. On y tombe sans cesse, en avant, en arrière, de tous les côtés. Il n’y a plus d’en-haut ni d’en-bas. Et nous errons comme à travers un néant infini.
■ La solitude des professeurs.
J’ai été professeur pendant plus de quinze ans. Ça a commencé au début des années 1990. J’étais fou de littérature, mon enthousiasme débordait, j’avais la vocation. À 21 ans, j’ai passé le Capes et l’agrégation de lettres modernes ; j’ai eu les deux. Je me suis retrouvé, un mois et demi plus tard, sans préparation, face à une classe d’un lycée d’Orvault, dans la banlieue nantaise. Les élèves avaient 17 ans, quatre ans à peine nous séparaient, mon enthousiasme était contagieux. Puis, après cette année de stage, j’ai été muté en banlieue parisienne où j’ai enseigné dans des collèges, en ZEP (zone d’éducation prioritaire), à Villiers-le-Bel, Argenteuil, Louvres et dans bien d’autres villes encore du Val-d’Oise, ainsi qu’à Mantes-la-Jolie, dans les Yvelines.
Je prenais le RER D à Châtelet (la ligne qui était toujours en grève) ou le train à Saint-Lazare, celui de 6 h 40, pour arriver à temps dans la cité du Val-Fourré, où j’enseignais à 8 heures du matin le français, c’est-à-dire la grammaire, la conjugaison, la poésie, le roman, le conte, tout quoi, à des enfants de 12 à 15 ans, dont les conditions de vie étaient le plus souvent violentes, parfois misérables. On apprenait des poèmes par cœur, on allait au Louvre voir des tableaux « en vrai » (époque bénie d’avant les protocoles de sécurité) ; je me souviens que je leur demandais de regarder des films de Clint Eastwood qui passaient à la télé, parce que la scène de l’arrestation dans L’Inspecteur Harry me permettait de leur faire étudier l’air de rien la première page du Procès de Kafka. Un jour, un petit de 5e B : « Monsieur, on fait Kafka aujourd’hui ? » (Émotion d’entendre ce nom dans un couloir de collège du Val-d’Oise.)
Aucun inspecteur n’est venu en seize années dans aucune des banlieues où j’ai travaillé : les pédagogues officiels ne s’aventuraient pas jusqu’à ces quartiers qu’on commençait à dire « perdus pour la République ». Mais, perdus, ils ne l’étaient pas : il y avait nous, les professeurs.
(...)
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• in CHARLIE HEBDO - Mis en ligne le 6 janvier 2021 · Paru dans l'édition 1485 du 6 janvier 2021
Certains soirs, le velours glisse entre les voix comme si les étoiles s'allumaient dans nos gorges.
Existe-t-il un point où le profit s’efface ? Où l’accumulation s’abolit ? Où la dépense, livrée à elle-même, se découvre une souveraineté qui retourne le calcul et l’accorde à l’ébullition du monde ?
(page 102)
Qu’est-ce qui fait qu’on aime tel tableau plus qu’un autre ? Parfois un détail. J’ai adoré cette nuit-là, comme on adore une déesse, l’ampoule jaune et blanche qui pend au-dessus d’un couple faisant l’amour dans le Triptyque de 1970, et plus encore que l’ampoule, son ombre vert pomme – sa qualité cardiaque. Le cœur qui explose dans les étreintes est secrètement vert.
Lilya dit que l’avenir serait comme ce vin clair qui miroite ; elle voulait que tout dans sa vie fût comme ce moment où l’on glisse dans l’eau d’un lac et que la baignade s’élargit au point que le ciel entre dans l’eau, et alors on ne sait plus si l’on nage dans un lac ou dans les nuages.
(pages 395-396)