« Autour de la ruche d'Anir, quelques cadavres. Jeddi ouvre délicatement le couvercle en palmier. C'est à chaque fois très dur, très dur de les voir comme ça ; de les prendre entre le pouce et l'index ; de toucher leurs ailes, si fines ; de ne plus entendre leur bourdonnement. C'est tout petit, une abeille, tout petit, ça ne devrait pas mourir pour une histoire de terre qui s'assèche, ça ne devrait pas mourir, une abeille ; c'est comme un enfant malade, une mère qui ne reconnaît plus son fils, ça ne devrait pas exister, ces choses-là ; des injustices comme celles-là, sur la terre, ça ne devrait pas exister, une abeille qui meurt, un enfant qui ne guérit pas, une mère aux yeux métalliques ; des injustices qui brisent tout à l'intérieur, qui nouent le ventre et nous laissent sans souffle. Impuissants. Comment expliquer cela à Anir ? Comment ? » (p.106)
A Inzerki, un petit village du Haut-Atlas, au milieu des terres rouge, ocre et blanche (trois couleurs de terre, conjuguant latérite, sècheresse et poussière, qui donnent leurs titres aux trois parties du roman), Anir, un garçon de dix ans, vit avec son grand-père, Jenni, et sa mère, Aïcha, que toute la population de la bourgade appelle la « possédée ». Aïcha vit comme une recluse, chantonnant tout le jour durant une berceuse sur trois temps, quand elle ne pousse pas des cris qui s'entendent de très loin et augmentent l'hostilité des voisins. La nuit, elle se réveille et sort de la maison pour se diriger vers le Rucher du Saint, un rucher collectif formé de cases contenant chacune la ruche d'une famille du village, se recueillant chaque fois devant une ruche d'abeilles noires, avant d'aller redonner de l'eau aux abeilles appartenant à sa famille. Anir, qui suit sa mère dans ces pérégrinations nocturnes, s'interroge sur le sens de ce manège, comme sur l'étrange folie qui entraîne l'isolement d'Aïcha et sur la fuite de son père, Omar, qui a quitté le village pour travailler à Agadir, où il menace de l'emmener avec lui, chaque fois qu'il revient au bourg.
Mais Anir veut rester près de sa mère et avec son grand-père, son mentor, qui lui apprend à aimer les abeilles et à s'en occuper, et lui raconte mille légendes locales, l'initiant aux savoirs ancestraux. Jenni lui fait ainsi découvrir les puissances de la parole, les « mots-talismans » qui permettent de guérir et réparer, comme ce « Ya-Samad » qui soigne le manque d'eau et la soif. Pourtant, le vieil homme ne peut ou ne veut pas lui en dire trop, gardien du secret du malheur familial, et il faudra un tremblement de terre pour que la vérité surgisse peu à peu du chaos…
Inspiré par un lieu réel, le village d'Inzerki et son extraordinaire rucher collectif, si l'on en croit les remerciements en fin de livre et la photo du bandeau de couverture, le roman de
Zineb Mekouar séduit par son rythme, une écriture pleine de poésie et qui prend le temps d'établir de vraies correspondances entre le décor et la tragédie que vivent les personnages. le destin des abeilles, qui, loin d'être de simples utilités, deviennent de vrais protagonistes du récit, reproduit la fragilité de l'existence humaine, et le rucher, ici, est une métaphore de la société du village. Quand les abeilles meurent, quand le miel se tarit, les hommes doivent s'inquiéter et craindre leur propre disparition. On trouverait difficilement meilleure façon de nous le rappeler, tant
Zineb Mekouar démontre à nouveau ici tout son talent de conteuse, cet art délicat qui nous avait déjà enchantés à la parution de "
La poule et son cumin" (Lattès, 2022), son premier roman !