Comment s'organise une journée d'écriture pour Zineb Mekouar, l'autrice de « Souviens-toi des abeilles » ? Comment surmonter une panne d'inspiration ? Comment est-elle devenue écrivaine ?
Vous saurez tout (ou presque) sur sa pratique de l'écriture !
Quelques mots sur « Souviens-toi des abeilles » :
Anir a dix ans. Il aime les aigles qui font de grands cercles près des nuages et les histoires que lui raconte son grand-père, surtout celles qui concernent le rucher du Saint le plus ancien rucher collectif du monde , perché sur un flanc de montagne du Haut Atlas.
Le jeune garçon, sous la chaleur écrasante du sud du Maroc, apprendra à s'occuper des abeilles et à aimer cette terre rouge, aride, de plus en plus silencieuse. Il ne se doute pas que derrière les légendes de son village et l'obsédante berceuse de sa mère se cache un lourd secret de famille.
Extrait :
« C'est tout petit, une abeille, tout petit, ça ne devrait pas mourir pour une histoire de terre qui s'assèche, ça ne devrait pas mourir, une abeille ; c'est comme un enfant malade, une mère qui ne reconnaît plus son fils, ça ne devrait pas exister, ces choses-là ; des injustices qui brisent tout à l'intérieur, qui nouent le ventre et nous laissent sans souffle. Impuissants. Comment expliquer cela à Anir ? Comment ? »
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Le vieil adage marocain a raison, parlons de tout sauf du roi, de la politique et de la religion.
En France, on parle pourtant de maghrébins comme si l’association allait de soi, comme si le tout était homogène, similaire. A chaque fois, elle hausse les épaules, agacée. Pourquoi n’apprend-on pas, ici, la difference entre la Maroc, l’Algérie et la Tunisie comme elle a appris, là-bas, les région françaises ?
Quand son grand-père raconte, il y a toujours un moment où sa voix change un peu, très légèrement mais assez pour qu’Anir le remarque. Elle devient plus grave, plus neutre aussi, et c’est comme si ce n’était plus Jeddi qui parlait, comme s’il n’était plus tout à fait seul à raconter son histoire, comme si à travers lui d’autres la racontaient, que la lignée n’avait plus de commencement ni de fin. Quand ce moment arrive, le regard du grand-père aussi change, les pupilles se dilatent et leur lumière s’en trouve renforcée ; alors le petit Anir est comme envoûté. Sans s’en rendre compte, il commence à murmurer, à répéter lui aussi, tout doucement et mot pour mot, les phrases qui sortent de cette voix et de ce regard à présent sans âge.
(p.31)
Le vieil homme remonte la trace de cette blessure ouverte, vers l’embranchement où elle n’a été que fissure, et avant cela craquelure, et avant cela mince interstice au niveau du sol. Là, il s’agenouille puis fait signe à Anir d’avancer, touche de l’index la fêlure, approche l’oreille : tu veux que je te confie un secret ? Anir acquiesce en suivant du regard chaque mouvement de Jeddi. L’eau. C’est le remède pour que les petites fissures ne se transforment pas en crevasses. Un instant, une ombre passe sur son regard, les dernières pluies remontent à l’année dernière, et puis une lumière : tu sais qu’il y a des mots, comme des talismans, qui guérissent? Anir écoute, une fourmi s’est détachée de la file et grimpe à présent sur ses sandales, ses jambes, l’enfant sent les picotements mais ne bouge pas, il ne veut pas déconcentrer Jeddi, parce que parfois il perd le fil de ce qu’il dit et on ne peut plus connaître la fin de l’histoire ; oui, des mots comme des talismans, que tu peux répéter mais pas trop fort, en remuant à peine les lèvres, dans un souffle, et alors des choses arrivent, ou au moins, à l’intérieur, tout s’apaise. Le grand-père s’arrête, ferme les yeux, et là, dans un murmure : « Ya-samad », c’est un mot-talisman. Si tu as soif et que tu le répètes plusieurs fois, tu auras l’impression que de l’eau se forme dans ta bouche, et ta soif sera étanchée. Alors, de temps en temps, pour aider les cicatrices de la terre, je me baisse vers ses fissures et lui murmure, à elle aussi, le mots-talisman, Ya-Samad, Ya-Samad.
(pp.44-45)
Autour de la ruche d’Anir, quelques cadavres. Jeddi ouvre délicatement le couvercle en palmier. C’est à chaque fois très dur, très dur de les voir comme ça ; de les prendre entre le pouce et l’index ; de toucher leurs ailes, si fines ; de ne plus entendre leur bourdonnement. C’est tout petit, une abeille, tout petit, ça ne devrait pas mourir pour une histoire de terre qui s’assèche, ça ne devrait pas mourir, une abeille ; c’est comme un enfant malade, une mère qui ne reconnaît plus son fils, ça ne devrait pas exister, ces choses-là ; des injustices comme celles-là, sur la terre, ça ne devrait pas exister, une abeille qui meurt, un enfant qui ne guérit pas, une mère aux yeux métalliques ; des injustices qui brisent tout à l’intérieur, qui nouent le ventre et nous laissent sans souffle. Impuissants. Comment expliquer cela à Anir ? Comment ?
(p.106)
L’obscurité est là. Les cris aussi. Des cris qui ne lui ressemblent pas, des convulsions qui effraient la mère, accélérant le rythme de ses pas dans cette pièce aux murs immenses. L’enfant est dans ses bras, bercé par cette mélodie qu’il aime pourtant, qui l’a tant de fois apaisé. Ses sanglots font dérailler la voix, d’ordinaire douce, en phase avec la respiration. Plus le nouveau-né se crispe, hurle, plus sa gorge à elle s’assèche ; le rythme s’affole et l’harmonie de la berceuse se brise sur les spasmes du garçon. Le temps se fige, c’est comme un orage qui ne passe pas, piégé dans cette pièce où l’air manque maintenant. Par vagues, les moments d’accalmie soulagent le petit corps qui alors se relâche. Les traits du visage se détendent et la mère essuie, une à une, les minuscules perles formées par les larmes, coincées entre les cils. Un instant, les pleurs s’estompent, laissant place à la voix qui reprend peut-être du courage puisque le son se fait plus juste. Le rythme est là, do, do, da ; grave, grave, aigu. Les paroles apparaissent :
Écoute ce chant,
Doux et chaud,
Comme le miel que font nos abeilles.
Je t’offre ces notes, le son de ma voix.
Te souviendras-tu que je chantais pour toi ?
Petite, au jeu de quelle-est-ta-couleur-préférée, elle répondait toujours vert. Aujourd’hui, Kenza déteste cette couleur, celle de son passeport, surtout dans les aéroports quand, au contrôle des frontières, il faut choisir sa file. À droite, les passeports français et européens. À gauche, le reste du monde. À droite, le rouge bordeaux. À gauche, le vert. À droite, la liberté d’aller presque où l’on veut. Elle en rêve. Pour cela, il faut être français et, dans cette vie, Paris serait enfin à elle. Les agents de la préfecture ne se permettraient plus de lui parler comme s’ils pouvaient la virer de la République d’un claquement de doigts.
Mamie, je voulais rester neutre. Ne pas choisir de clan. Ne pas décider ce que je pensais du voile, de leur islam, de leurs banlieues. Peut-être ne pourrons-nous jamais vraiment échapper à l’Histoire. Mon prénom, mon origine, ce sang qui coule en moi. L’Histoire m’embarque malgré moi. On a choisi pour moi et je fais partie des autres. Je ne l’aurais jamais cru. Pourquoi voulait-on que j’aime la France, dès mon plus jeune âge, si on me dit de m’en aller ? Et pourquoi ne fait-on pas aimer la République à celles et ceux qui y naissent ?
Je vais retourner au Maroc et tout se mélange, la chaleur de mon enfance, mon arrivée ici, ĺes personnes nées en France, mais qui ne rêvent que de la quitter, les amoureux de cette culture qui sont obligés de s’en aller, la diabolisation de l’islam, les nouveaux convertis qui m’angoissent, Rayan qui pense faire peur au monde et qui a raison, cette double culture qui n’entre dans aucune de leurs cases.
Elle aussi est une bonne musulmane, il n’est pas le seul à avoir une morale, merde. Elle essaye de trouver des contre-arguments à ceux de Soufiane mais, très vite, le mal de tête s’amplifie, et elle allume la télé pour chasser ses pensées. Les images défilent et elle se rappelle que la mère de Youssra est une voyante reconnue et qu’elle aura peut-être une formule pour faire revenir le père de l’enfant qu’elle porte. Ou faire mourir l’embryon dans son ventre. L’un ou l’autre, se dit-elle.