Figure incontournable de la science-fiction francophone, la québécoise Élisabeth
Vonarburg reste largement moins connue dans nos contrées qu'elle ne devrait légitimement l'être. Récemment, plusieurs rééditions bienvenues ont permis de jeter un coup de projecteur sur son oeuvre avec les deux briques intégrales regroupant l'ensemble du cycle de Tyranaël chez Les Moutons Électriques et la reprise par Mnémos de son roman le plus connu, le splendide
Chroniques du Pays des Mères.
Ce dernier roman, aussi intelligent que nuancé, permettait de visiter un futur dans lequel les femmes étaient devenus majoritaires et où elles avaient réorganisé la société en profondeur. Pourtant, point d'utopie naïve chez Élisabeth
Vonarburg mais une véritable réflexion sur le savoir et le souvenir à travers l'inoubliable personnage de Lisbeï. Après cette réédition capitale, Mnémos s'attaque à l'avant-
Chroniques du Pays des Mères avec sa préquelle écrite dix ans plus tôt :
le Silence de la Cité. Que nous réserve Élisabeth pour ce retour aux sources ?
Sous la Terre, une nouvelle vie
Nous sommes bien avant l'avènement des Capteries, les Citadelles-États du Pays des Mères, et même bien avant l'émergence des Harems et des Ruches.
Ce que l'on sait en commençant
le Silence de la Cité, c'est que le monde a pris fin et que les survivants, voyant la société s'écrouler sous le poids des guerres et du changement climatique, se sont réfugiés dans des Cités souterraines ultra-technologiques. du moins, ceux qui en avaient les moyens.
Au sein de l'une d'entre elles, une poignée de scientifiques tente de résoudre la crise traversée par l'humanité. Des scientifiques vieux, très vieux, trop vieux. Grâce à des techniques médicales avancées, les derniers habitants de la Cité ont réussi à étendre leur vie de façon hallucinante, frôlant les deux cents ans d'existence voire davantage. Seulement voilà, le traitement miracle n'est pas éternel et, un jour, le corps ne suit plus. Il faut alors laisser la chair au repos et faire appel à des robots imitant l'homme pour paraître en public.
Mais quel public ? En effet, avec le temps, les survivants se font de plus en plus rares. Seul Paul, Richard et une poignée d'autres scientifiques poursuivent les recherches en prélevant des gênes à l'extérieur sur des populations humaines en pleine mutation (au sens littéral comme figuré) à la surface du globe.
Paul pense avoir une solution au mal qui ronge l'humanité et découvre un pouvoir autorégénératif qui permettrait aux prochaines générations de pérenniser l'espèce. Mais cela a un coût et il observe un autre phénomène dont il ne sait que faire : il naît beaucoup plus de femmes que d'hommes à la surface. Les mâles sont-ils voués à l'extinction ?
Pour parfaire ses expériences, il donne naissance à sa création la plus parfaite, une jeune femme du nom d'Elisa veillée par son Grand-Père, Richard, et qui va bientôt comprendre que le sort de l'humanité repose en grande partie sur ses épaules et celle de Paul. Mais si la chair finit invariablement par lâcher malgré les traitements régénérateurs…qu'en est-il de l'esprit ?
Et si Paul, bien plus vieux qu'il n'en a l'air, perdait pied petite à petit ?
Au départ,
le Silence de la Cité présente son univers de façon énigmatique, à la façon du futur
Chroniques du Pays des Mères et l'on comprend progressivement que les deux fils narratifs représentent deux timelines différentes vouées à se rejoindre.
Paul D un côté, Elisa de l'autre. Élisabeth
Vonarburg pose les bases d'un univers où l'humanité sur le déclin se cherche une nouvelle voie. Celle, ultra-technologique, envisagée par Paul et qui voudrait transformer le faible être humain en une chose bien plus résistante, et celle, archaïque, qui voit les clans s'affronter à la surface et les femmes réduites en esclavage par les hommes-tyrans. Pour visiter ces contrées, Paul utilise des androïdes appelés ommachs. Par leurs yeux, le lecteur et Elisa se rendent compte que la situation a largement régressé et qu'il faudra, un jour ou l'autre, s'en mêler. Les premiers temps du récit ne sont pourtant pas forcément axés sur cette dimension mais plutôt sur l'histoire amoureuse entretenue par Paul et Elisa ainsi que la découverte par cette dernière des véritables moyens employés par le scientifique pour parvenir à ses fins. La suite, elle, sera logiquement ailleurs, dans le monde réel, hors de cette Cité-cocon où la jeune femme se découvrira pourtant un pouvoir fantastique : celui de changer de sexe.
Changer le cours de l'histoire
Divisé en quatre parties,
le Silence de la Cité va petit à petit dévoiler sa véritable thématique centrale : le libre-arbitre. Alors qu'Elisa découvre ce qu'il reste des sociétés humaines en surface et le destin des femmes, Élisabeth
Vonarburg s'interroge sur le rôle de son héroïne dans cet univers qu'il lui est à la fois étranger et si familier. Ici,
le Silence de la Cité préfigure déjà nombre des interrogations de
Chroniques du Pays des Mères dans un monde où la femme, malgré son nombre, se retrouve réduite à l'état d'esclave par l'homme, toujours tout-puissant. Elisa, contrairement à Lisbei, devra choisir de défendre les siennes devant une société patriarcale qui n'en finit pas de crever et qui semble toujours plus brutal à mesure que la fin approche. Grâce à sa rencontre avec les Viételli, la jeune femme qui voulait en finir avec les Cités se rend compte qu'elle va devoir influer sur le monde, qu'elle le veuille ou non. Par le personnage de Judith, le lecteur comprend que la révolte gronde chez les femmes et qu'elles ne sont pas dupes de leur avantage numérique de plus en plus prégnant. Sauf que Judith, qui reviendra plus tard, devra composer avec la place qui est encore la sienne, une place remise en question par son idylle avec Hanse-Elisa et par ce qui en découlera.
Comme Elisa, Judith se voit offrir le choix. Et c'est de cela que parle
le Silence de la Cité : la possibilité de choisir et de modeler son destin. le coeur du récit repose entre les mains de ses héroïnes mais Élisabeth
Vonarburg n'aura de cesse de se demander si le libre-arbitre n'est qu'une illusion ou si, véritablement, l'on peut détricoter son destin.
Bien en avance sur son temps, le Silence de sa Cité s'intéresse également à la question de genres dans une troisième partie qui voit Elisa mettre au monde une nouvelle génération capable de changer de sexe à volonté ou presque. La question de l'identité se tranche relativement rapidement et la conclusion est sans appel : homme ou femme, l'esprit reste le même, l'individu véritable ne change pas derrière les attributs sexuels secondaires. La plus intéressante piste explorée par cette partie, c'est ce que permet ce changement périodique de sexe et sur les répercussions qu'il a sur ceux qui resteront hommes par la suite. Pourrait-on mieux traiter les femmes en se mettant littéralement à leur place ? Malgré cette réflexion intéressante, cette troisième partie apparaît comme le ventre mou du roman qui patine sur les relations entre Elisa et ses enfants alors que l'Extérieur, un temps oublié, se montre vite bien plus passionnant. D'autant plus que la question centrale reviendra vite sur ce qui fait le sel du roman : le choix d'agir (ou pas).
Qui remplacera les monstres d'hier ?
Dans la dernière ligne droite,
le Silence de la Cité retrouve le génie d'avant et montre l'évolution de la société après l'intervention d'Elisa. le retour de Judith et la lente montée en puissance des femmes permet à Élisabeth
Vonarburg de triturer un thème qu'elle aime particulièrement : est-ce parce que le pouvoir échoie entre les mains des femmes que la société va en devenir meilleure pour autant ? Guidée par les plus mauvaises raisons, revanche et haine, Judith veut renverser la vapeur. Pourtant comme croire que réduire les hommes en esclavage et tuer tous les autres permettra de donner naissance à une société enfin juste et égalitaire ? En sous-main, c'est la question de la méthode et des courants de pensées féministes qui se posent. La violence va-t-elle résoudre tous les problèmes entre hommes et femmes ? Est-elle absolument nécessaire ? Et si elle l'est, inverser les rôles ne sera-t-il pas simplement le nouveau germe d'une future révolte ?
Comme pour
Chroniques du Pays des Mères, Élisabeth
Vonarburg navigue entre la rage qui saisit le lecteur lorsqu'il s'aperçoit du sort réservé aux femmes et la réflexion posée de ce qu'il sortira de la destitution des tyrans d'hier…pour des tyrans de demain qui n'auront rien à leur envier.
Nuancé, intelligent et émouvant,
le Silence de la Cité finit par là où il a commencé et repose la question du libre-arbitre, du choix de laisser le passé dans l'oubli et d'aller de l'avant pour une société plus juste où l'on étoufferait la rancoeur pour regarder l'avenir. Mais le destin nous en laisse-t-il l'occasion ou sommes-nous tous manipulés dans l'ombre par une volonté supérieure et inhumaine ? Seul le futur nous le dira.
Roman-prophète et héroïne déjà sublime,
le Silence de la Cité préfigure déjà ce que sera le chef d'oeuvre d'Élisabeth
Vonarburg bien des années plus tard. Récit à la fois douloureux et plein d'espoir, l'oeuvre de la québécoise s'interroge sur nos choix et notre capacité à défier l'injustice pour s'en libérer définitivement. Un livre forcément toujours d'actualité que l'on conseillera à tous les lecteurs qui désirent repenser le monde.
Lien :
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