Citations sur On dirait nous (55)
A Knokke-le-Zoute, il s’est arrêté devant le casino avec des vrombissements de moteur et des allures de justicier. Le menton haut, le regard martial, il m’a raconté qu’il n’avait pas remis les pieds ici depuis 1953, le soir de l’inauguration des fresques murales de René Magritte. Venu avec sa passion de l’époque, la chanteuse Juliette Gréco, il s’était fâché à mort avec leur ami Gustave Nellens, le directeur des lieux, en le voyant interdire au peintre – pour une sordide querelle d’argent – l’accès à la réception donnée en l’honneur de ses œuvres. « Je n’invite pas mes fournisseurs », avait-il jeté à Georges, qui, par respect pour les artistes, lui avait balancé son poing dans la gueule.
Deux semaines durant, dans un garage de Courbevoie, Georges avait remis en état avec des amis mécanos la grosse américaine qu’il avait empruntée en 1965 pour emmener Yoa jusqu'aux falaises d'Etretat, dans la propriété familiale où ils s’étaient mariés.
– Le film de Gérard Oury venait de sortir, vous n’imaginez pas l’enthousiasme et l’hilarité qu’on déclenchait sur notre passage ! Les gens nous lançaient les répliques de De Funès et Bourvil. Ils nous klaxonnaient en criant : « Youkounkoun ! » – vous vous rappelez ? Le diamant géant caché dans le moyeu du volant… Des gamins allaient jusqu'à gratter les pare-chocs aux feux rouges, pour voir si la pellicule de chrome dissimulait de l’or, comme sur « la vraie »…
J’ai murmuré les banalités qu’on prononce en pareil cas : c’est affreux, quelle tristesse. Il a balayé ma compassion d’un sourire résigné.
– Au contraire. Nous profitons de chaque instant. Pas un jour sans partager un moment de tendresse, un rire, un petit plaisir, une découverte… Elle m’aide considérablement, je dois dire. Elle m’aide à accepter l’échéance. Les Tlingits n’ont aucune peur de la mort : ils savent où ils vont.
J’ai avalé une bouchée de cake, apprécié d’un haussement de sourcil, puis j’ai demandé sous les dehors de la curiosité neutre :
– Ils vont où ?
— Le fils d’un de mes collègues à la Sorbonne avait monté un groupe de jazz ethnique, dans les années 60. Les Squeezed. Ça ne vous dit plus grand-chose, aujourd'hui, mais ils ont connu un certain succès. Claude Lévi-Strauss a préfacé leur disque, et ils ont fait l’Olympia avec Juliette Gréco.
Hier matin, j'ai retiré de mes placements la somme correspondant à la valeur du violoncelle, en me fixant sur l'estimation donnée par Wilkipédia. Considérons que j'ai converti, au profit de ma femme, mon assurance vie en assurance réincarnation. Maintenant, c'est à Soline et à vous de m'offrir le plus beau cadeau du monde.
- En fait, c'est beaucoup plus simple que ça, Illan. Ils s'aiment vraiment, ces deux-là. Comme je rêverais qu'on s'aime encore à leur âge. Elle sait qu'elle va mourir d'un jour à l'autre, et elle a peur qu'il parte en vrille. Alors elle veut lui donner un but, c'est tout, pour qu'il se raccroche à quelque chose.
- Et le but, c'est nous.
Il y a une chanson de Jacques Brel, terrifiante, qui s’appelle Les Vieux. Ça n’a l’air de rien, c’est tout simple. Une mélodie en tic-tac de pendule… A ton âge, on s’en fout, on trouve ça beau – au mien, c’est inécoutable.
Ma seule supériorité sur les hommes qui m'ont précédé dans sa vie c'est que je suis jusqu'à présent le dernier en date. Elle aime en moi les sentiments que je lui inspire le plaisir qu'on se donne l'admiration forcenée par laquelle je tente de la soutenir. Mais pour combien de temps?
On peut me croire aveugle. Ou penser aussi que j'aime jouer avec le feu. En fait, j'ai l'air de tout gérer, mais je ne prévois jamais rien. Je provoque, et je laisse venir. Je fais confiance.
Partout, le réchauffement climatique crée des ravages inconnus, des pullulements d'insectes destructeurs et des disparitions d'espèces, sous l'oeil résigné des humains qui noient leur déprime dans l'alcool. Seul les paquebots se portent bien. Les immenses baleines d'acier qui défilent en empoisonnant l'air et l'eau.