Comment parler aux hommes ? demandait Saint-Exupéry juste avant d’entrer dans le silence éternel. C’est le tourment de tout homme qui écrit, non pour assembler des mots ni même pour répandre des idées, mais pour partager avec ses frères une vérité et un amour plus vivants en lui que lui-même : où sont les paroles qui atteignent l’être dans sa source, comment trouver les mots qui mènent au-delà des mots ?
Et d’abord, qu’est-ce que l’homme ? Une chose qui pense et qui aime et, en même temps, qui va mourir et qui le sait. Peu importe qu’il s’évertue à l’oublier et qu’il se fasse un bandeau de toutes les apparences : l’œil de l’âme ne s’aveugle pas comme l’œil du corps, et il le sait tout de même. C’est son unique certitude, la seule promesse qui ne faillira point et le paradoxe d’une vie dont la suprême vérité est dans la mort. Nous mourrons, moi qui parle et vous qui m’écoutez – et toute parole entre nous est vaine qui n’a pas d’écho dans cette ultime enceinte de l’âme où règne déjà la mort immortelle. Seule a un sens, parmi le tapage du monde, la voix solitaire qui sait réveiller dans l’homme le Dieu endormi.
Il est donc normal que l’idéaliste et le technicien, celui qui n’agit pas et celui dont l’action réussit trop bien, s’attaquent aux problèmes humains avec cet optimisme facile qu’inspirent au premier ses illusions et au second ses conquêtes. Leur humanisme n’oublie qu’une chose – un rien qui est un tout : l’homme lui-même. L’homme réel qui n’est ni cet esprit trop prompt ni cette matière trop docile, mais un composé mystérieux de l’un et de l’autre, trop matériel pour suivre l’esprit dans son vol et trop spirituel pour épouser la servilité de la matière. L’incarnation, donnée centrale de la métaphysique d’après Gabriel Marcel, et méconnue par Descartes et ses disciples, est la pierre d’achoppement de l’idéaliste et du technicien.
Le temps n’en reste pas moins une prison mouvante, un cycle fatal et monotone auquel on n’échappe que par les deux facultés orientées vers l’éternel : l’intelligence et l’amour : Son mouvement rotatoire qui fait alterner les contraintes exclut tout pouvoir indéfini de création et toute promesse de délivrance : nil novi sub sole. Les adorateurs du progrès, qui méconnaissent cette fatalité, ressemblent à ces captifs affolés qui prennent tour à tour pour une issue chacune des parois de leur prison, se jettent contre elles et sont renvoyés comme une balle à leur point de départ dans un mouvement sans fin. Les hindous appellent cette illusion « l’égarement des contraires ». Le choc en retour de tous nos désirs, depuis les passions individuelles jusqu’aux révolutions collectives, la fécondité initiale et l’avortement final de tous nos efforts temporels confirment perpétuellement cette loi. Péguy parlait déjà de « ces retournements qui reviennent au même » et « des progrès plus cassés que la vieille habitude ».
L'Au-delà ? Est-ce le rêve consolant d'un paralytique ou le but de celui dont l'élan dépasse les limites de l'espace ? - J'aime la vie terrestre comme on aime le baiser d'une fiancée, ce baiser qui n'est presque rien et qui promet tout ; je l'aime assez pour la suivre jusqu'à la chambre nuptiale dont le tombeau est la porte, jusqu'à cette vie sans frontières qu'on appelle la mort.
Ne pas mourir est un chose. Vivre en est une autre. Nous entrons dans une ère où l'homme cultive et multiplie tous les moyens de ne pas mourir (médecine, confort, assurances, distractions) - tout ce qui permet d'étirer ou de supporter l'existence dans le temps, mais non pas de vivre, car l'unique source de la vrai vie réside au-delà du temps et contient la mort dans son unité. Nous voyons poindre l'aurore douteuse et bâtarde d'une civilisation où le souci stérilisant d'échapper à la mort conduira les hommes à l'oubli de la vie.
Débat entre Alain de Benoist et Gustave Thibon 2-3