Quand la tragédie de l'Histoire rencontre la beauté et la force romanesque, cela donne un livre bouleversant et lumineux. Cela donne "J'ai cru qu'ils enlevaient tout de toi" de
Yoan Smadja.
Nous sommes début avril 1994, nous sommes au début de la fin du monde pour le Rwanda. Sacha, journaliste française, est envoyée en reportage en Afrique du Sud pour couvrir les prochaines élections présidentielles, les premières depuis la fin de l'apartheid. Lors d'un accident , elle découvre par hasard un chargement de machettes destiné à partir au Rwanda. le Rwanda, elle ne connait pas trop. Mais poussée par son instinct, elle décide de se rendre dans le pays des mille collines afin d'en découvrir un peu plus sur ce pays secoué par des "conflits interethniques". Là-bas, sa route va croiser celle de Daniel, un médecin tutsi affilié au FPR. Daniel est marié à Rose, une jeune femme muette. Inlassablement, Rose écrit des lettres à son mari pour lui raconter son quotidien durant ses longues absences. Un quotidien à l'abri de tout, lui semble-t-il, sa maison se trouvant dans l'enceinte de l'ambassade de France. Alors que l'avion du président hutu Habyarimana explose dans un attentat, le pays s'embrase d'un coup. En quelques heures, les tueries commencent. Sacha assiste à l'inimaginable tandis que Daniel court pour retrouver sa femme, qui court pour sauver sa vie.
J'ai lu beaucoup d'ouvrages sur le génocide des Tutsis et Hutus modérés au Rwanda en 1994 : des témoignages, des reportages comme ceux de
Jean Hatzfeld, des récits autobiographiques comme ceux de
Scholastique Mukasonga, des ouvrages historiques. "J'ai cru qu'ils enlevaient tout de toi" est la première fiction que je lis sur ce sujet - mis à part les romans jeunesse d'Isabelle Colomba. Ce que j'ai donc apprécié en premier lieu est la vérité historique retranscrite dans ce roman. Sur un tel sujet on ne peut pas faire de "l'à peu près" .
Yoan Smadja a beaucoup lu, s'est documenté, a rencontré des personnes directement concernées par le génocide (humanitaires, journalistes, militaires...). C'est un travail de recherche fouillé et précis qui nous parle entre autre du rôle de la Croix Rouge et des différentes opérations de l'ONU et des militaires français plus ou moins ambiguës durant ces semaines. Il ne nous épargne pas non plus les scènes de tueries en masse. Il en ressort donc pour le lecteur la satisfaction de lire une fiction étayée par des faits historiques avérés et où l'on ne joue pas avec les mots.
Car les mots sont eux aussi au coeur de ce roman. D'un côté Sacha, journaliste passionnée qui laisse libre cours à ses articles, de l'autre Rose qui a découvert l'amour des lettres dans tous les sens du terme - littérature et écriture, sont deux femmes qui vivent par l'écrit. Leur rapport aux mots n'est pas le même mais est tout aussi fort.
Les chapitres alternent les lettres de Rose à son mari Daniel et le récit consacré à Sacha. le lecteur est d'un côté confronté à la terreur de Rose, et de l'autre plongé dans le chaos sans fin que Sacha et ses compagnons découvrent au fil de leur périple. Journalistes, militaires, humanitaires... tous assistent à l'incroyable et plongent dans un monde où la sauvagerie est reine. Et tous s'arrêtent là où les conventions leur dictent des limites. Faut-il réagir face aux tueurs alors que l'on est entravé par un devoir de neutralité? Quand Sacha pose son carnet et son crayon, elle fait son choix.
"
J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi" est un vrai roman, à la tension permanente, au suspense calibré. C'est aussi un ouvrage plein d'une humanité salvatrice, dont on a énormément besoin en lisant ce livre où la beauté des mots contrebalance l'atrocité décrite.
Un très grand merci à Babélio et aux éditions Belfond pour l'envoi de ce premier roman.