« Qu'est-ce donc que le temps ? disait saint Augustin. Si personne ne me le demande, je le sais. Si quelqu'un pose la question et que je veuille l'expliquer, je ne sais plus. »
Définir le temps? Une gageure. Et pourtant, c'est ce qu'ont tenté de faire une dizaine de chercheurs réunis sous la direction d'
Isabelle Serça, provenant de domaines aussi divers que la linguistique, la physique, la psychanalyse, les mathématiques ou les neurosciences. Dans une approche inter-disciplinaire féconde, s'appuyant sur l'oeuvre de
Proust, ils ont tous collaboré à un dictionnaire original mariant l'anecdote à l'analyse érudite qui, s'il m'a parfois ennuyée, m'a le plus souvent captivée. Si j'ai quelquefois regretté que les contributions des uns soient un peu superficielles, voire anecdotiques quand d'autres au contraire ne semblaient s'adresser qu'à un public d'experts, j'ai profondément apprécié une chose : À la recherche du temps perdu est véritablement au coeur du projet. Comme le résume
Isabelle Serça dans l'avant-propos : « Il s'agit de voir en quoi
Proust peut nous aider, aujourd'hui, à penser le temps. »
En effet, qui mieux que
Proust pour « appréhender le temps dans tous ses déploiements, ses étirements et ses repliements, ses ralentissements et ses battements, ses strates et ses dépôts »? Qui mieux que
Proust pour nous aider à cerner un concept aussi trompeur qu'insaisissable?
Qu'on se rassure, je ne vais pas me lancer dans une présentation fastidieuse des quarante entrées qui, d'Anachronisme à Zeitlos en passant par Intermittences ou Pelote de laine constituent cet ouvrage. Je ne vais pas non plus m'efforcer d'en faire un résumé car résumer un dictionnaire me semble une idée aussi absurde que décourageante.
Je vais plutôt tenter, en m'appuyant sur deux articles seulement (Parenthèse et Réminiscence), de tirer un fil qui, je l'espère, pourra servir de guide à tous ceux qui, ne l'ayant pas encore lue, souhaitent entrer dans l'oeuvre foisonnante, parfois déconcertante, grandement stimulante de
Marcel Proust.
Tout le monde sait, même ceux qui n'ont pas lu la Recherche, que la « parenthèse » est un trait saillant du style de
Proust. Ses longues, parfois très longues phrases sont précisément ce qui en rebute plus d'un. Qui ne s'est pas déjà perdu dans les méandres de ses phrases interminables? Qui n'a pas ressenti un indéniable agacement quand, quittant momentanément, croit-il, le fil narratif pour une digression qui, croit-il toujours, devrait occuper quelques lignes, constate qu'elle occupe en réalité plusieurs pages?
« Je suis bien obligé de tisser ces longues soies comme je les file, et si j'abrégeais mes phrases cela ferait des petits morceaux de phrases, pas des phrases. »
(Lettre de
Proust à
Robert Dreyfus, 1905)
Ce « bien obligé » n'est pas une posture.
Proust ne peut tout simplement pas faire autrement. C'est de cette façon que se déploie sa pensée, en gonflant comme une pâte, en s'amplifiant indéfiniment plutôt qu'en retranchant. Non seulement la phrase proustienne, d' « ajoutage » en « ajoutage », de relecture en relecture, mais également toute l'oeuvre se constituent selon ce mouvement.
Proust a fixé assez tôt, aux alentours de 1906, le début et la fin de son livre qui ne devait compter que deux tomes au départ. Mais les aléas de l'existence, la guerre et l'invention du cycle d'Albertine en ont décidé autrement, l'obligeant à le dilater au point qu'il crut bien ne jamais pouvoir l'achever avant sa mort.
Mais surtout, la parenthèse, en intercalant du texte au sein d'un texte pré-existant, permet de déjouer la linéarité de la langue.
Proust, on le sait, n'a eu de cesse de « travailler sur plusieurs plans, de manière à éviter la psychologie plane », comme il l'écrit à
Jacques Rivière en 1919. Or, travailler sur plusieurs plans, cela revient à travailler ses personnages dans le temps, une leçon que
Proust semble avoir retenu
De Balzac, qu'il admirait infiniment :
« De tels effets ne sont guère possibles que grâce à cette admirable invention de
Balzac d'avoir gardé les mêmes personnages dans tous ses romans. Ainsi un rayon détaché du fond de l'oeuvre, passant sur toute une vie, peut venir toucher, de sa lueur mélancolique et trouble, cette gentilhommière de Dordogne et cet arrêt des deux voyageurs. »
(Contre
Sainte-Beuve)
Déjouer la linéarité de la langue revient donc à déjouer la linéarité du temps, autrement dit à déjouer la chronologie pour atteindre à un « temps polyphonique » selon le joli terme du mathématicien
Alain Connes. Or, c'est ce temps polyphonique ou discontinu qui est le plus proche de la réalité telle que nous la vivons, c'est bien un temps subjectif loin du « malheureux temps unidimensionnel sur lequel nous inscrivons notre existence » que nous éprouvons.
Un accès privilégié à ce temps non linéaire est la mémoire. Si
Proust accorde peu de prix à la mémoire volontaire, fruit de la volonté et de l'intelligence, il accorde en revanche une place de choix à la mémoire involontaire (« réminiscence »), fruit du hasard et de l'impression. Seule la mémoire involontaire, cristallisée dans le fameux épisode de la madeleine, restitue pour nous le passé dans sa vérité la plus profonde et la plus intime. Si
Proust n'a pas inventé le motif de la réminiscence dans la littérature, il est le premier à en faire à la fois l'un des thèmes essentiels de l'oeuvre et le moteur de la création :
« Voyez-vous, je crois que ce n'est guère qu'aux souvenirs involontaires que l'artiste devrait demander la matière première de son oeuvre. »
(Contre
Sainte-Beuve)
Car chez
Proust, la mémoire involontaire, cette « immédiate, délicieuse et totale déflagration du souvenir » est à la fois une expérience esthétique et existentielle.
« Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l'homme affranchi de l'ordre du temps ».
(Le Temps retrouvé)
En affranchissant le narrateur de l'ordre du temps, la réminiscence lui permet d'accéder, via l'émotion ressentie, à son vrai Moi. Autrement dit, elle fonde en lui l'identité du Moi, de son Moi pérenne ou extra-temporel.
Dans les premières versions de l'oeuvre,
Proust avait donné d'emblée l'explication du trouble ressenti lors du fameux épisode de la madeleine. En choisissant de reporter cette explication dans le dernier volume, le temps retrouvé, il en fait l'objet de la quête du narrateur en même temps que l'origine de son destin d'écrivain.
« Aussi, s'il m'était donné assez de temps pour accomplir mon oeuvre, ne manquerais-je pas d'abord d'y décrire les hommes — cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure, puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques, vécues par eux, si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps. »