En fin de compte, que fait-on de nos désillusions, de nos regrets [...] une fois qu’on se rend compte qu’on a franchi la moitié de sa vie ? On se dépouille de tout pour se retrouver : c’est le constat qu’impose Ann Scott dans ce roman magistral.
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Avec ces histoires vivantes, Ann Scott nous offre une certaine hâte-de-quelque-chose minutieusement décrite et décortiquée, [...] une dystopie sentimentale à la coloration réaliste, au ton sobre, aux mots sans fastes, qui suggère un cri silencieux et commun sur le plaisir simple et spontané de se (re)trouver.
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Elle retourne dans l'entrée chercher ses sacs qu'elle emporte dans le salon et s'accroupit pour les ouvrir. Les déménageurs n'arriveront que dans cinq jours mais ce qu'elle a apporté suffira d'ici là. Du plus gros sac elle extirpe la couette, qu'elle est parvenue à compresser, en prenant soin de ne pas faire tomber l'ordinateur glissé dedans. Du deuxième elle sort l'oreiller avec la taie, le drap, la serviette, le rouleau de PQ, la cartouche de cigarettes, la trousse de toilette, les quelques tee-shirts, culottes et chaussettes de rechange. Pour le reste, elle fera avec le jean, le pull et les baskets qu'elle a sur elle. Elle emporte le dernier sac dans la cuisine pour étaler son contenu sur le plan de travail. L'assiette, la casserole, la passoire, la fourchette, le couteau, le mug, la boule à thé, le paquet de thé, les pâtes, l'huile d'olive, et le morceau de parmesan qu'elle a failli oublier ce matin dans le réfrigérateur de Margot. Elle va ensuite mettre le rouleau de papier dans les toilettes, la serviette et la trousse dans la salle de bains, puis elle revient chercher ce qui est pour le lit et emporte le tout dans la chambre du fond. Elle a beau avoir dormi tout du long dans le train, elle a besoin d'une sieste.
(p.23)
(Les premières pages du livre)
NYC, hiver 92
La plupart des gens sont seuls, ou se sentent seuls, ou ont peur de l’être. Peut-être est-ce pour ça que certains se comportent de manière vraiment merdique. Mais je ne me demande plus jamais pourquoi les gens font ce qu’ils font. Quand on relie entre elles les choses qu’ils choisissent de nous montrer d’eux-mêmes, on trouve facilement l’origine du problème, mais l’impuissance face à ça est toujours un crève-cœur. Et puis il y a ceux qu’on ne fait que croiser, qu’on ne côtoie pas assez longuement pour les comprendre, comme cette fois-là, au début des années quatre-vingt-dix, alors que je venais d’avoir dix-huit ans et que je m’étais retrouvée dans la foule d’un trottoir bondé, à New York, avec pour tout bagage, avant que les choses tournent mal, un flight case de guitare qui pesait un âne mort et un petit sac en bandoulière. Ma mère m’avait offert ce voyage pour mon anniversaire et, pour me récompenser de ne pas avoir abandonné le piano malgré mon obsession pour la guitare, elle m’avait aussi donné de quoi m’offrir une Gibson vintage que je m’étais empressée d’aller acheter dès la descente de l’avion. Je devais avoir l’air un peu idiote, sur le trottoir, sans manteau en plein mois de janvier, avec des badges du Velvet sur le revers de ma veste en jean et ce flight case trop lourd que je n’en finissais pas de changer de main. J’étais frigorifiée, crevée par les huit heures de vol, sonnée par le flux incessant de passants autour de moi, la cacophonie des embouteillages, la multitude de pubs gigantesques placardées partout. J’étais sur le point de retourner dans le métro quand un type m’avait abordée pour me demander du feu. Si je m’étais contentée de l’ignorer, ce séjour aurait probablement été tout autre. Mais il était d’une beauté saisissante, un genre de tête d’oiseau à la Beckett, émacié avec des cheveux en brosse décolorés et un regard bleu pâle à la fois fiévreux et complètement absent. En remarquant le flight case, il avait dit qu’il était aussi guitariste, qu’il connaissait tout le monde, qu’il pouvait me présenter qui je voulais, et une demi-heure plus tard, j’étais attablée en face de lui dans un café de Chinatown à me brûler la langue avec du thé bouillant. Il s’appelait Ritchie et, tandis qu’il dévorait un beignet qu’il trempait dans sa tasse en léchant la graisse luisante sur ses doigts, j’avais bien vu que ses ongles étaient trop longs pour jouer de la guitare. J’avais aussi remarqué que le vieux Chinois, derrière le comptoir, me jetait des regards appuyés par-dessus son journal comme s’il essayait de me faire comprendre quelque chose. Mais quand on était ressortis de là, à la nuit tombée, je l’avais quand même suivi au lieu de chercher un hôtel. Chez lui, dans un appartement qui consistait en une seule pièce avec un matelas à même le sol et quelques affaires éparpillées, j’avais hésité en le regardant faire chauffer une cuiller et, quand il avait commencé à se déshabiller, j’avais aussi halluciné que ce soit finalement une fille. Mais ces deux choses que j’essayais pour la première fois étaient assez cool pour que je ne trouve rien à redire. Le lendemain, quand j’avais émergé, Ritchie avait disparu, ma guitare aussi, et mon sac avec mon argent, mon passeport et mes quelques vêtements aussi. Ma veste en jean était toujours là mais Ritchie en avait fait les poches et embarqué mes cigarettes et mes chewing-gums. Je n’avais plus que mon billet d’avion, resté plié dans la poche arrière de mon jean que j’avais remis dans la nuit quand j’avais eu froid, et j’avais alors compris que l’appart était un squat et que Ritchie avait dû partir dans un autre sans intention de revenir dans celui-ci. Si j’avais été plus courageuse, j’aurais peut-être erré comme Joe Buck dans Macadam Cowboy ou, qui sait, croisé d’autres junkies ici ou là, et le matelas entre ces quatre murs serait devenu mon point d’ancrage, pour un temps, jusqu’à ce qu’on me retrouve toute bleue avec pour seule identité mes badges du Velvet sur ma veste en jean. Au lieu de ça, j’avais bloqué le bas de la porte pour l’empêcher de se refermer et j’étais partie à la recherche d’un commissariat où faire une déclaration de perte de passeport. J’étais restée calme pendant que le flic m’avait aidée à changer mon vol de retour, puis qu’il m’avait apporté un sandwich et donné de quoi prendre le métro pour me rendre à l’aéroport le lendemain. Mais plus tard, cette nuit-là, recroquevillée sur le matelas dans la pénombre, avec pour seule lumière le reflet orangé d’un lampadaire de la rue qui faisait ressortir les auréoles de la moquette crasseuse, transie de froid sous la couette que Ritchie avait dû laisser sur moi au lieu de l’embarquer aussi pour éviter que je me réveille, j’avais fini par fondre en larmes. Pas seulement parce que je n’avais plus la guitare et que je n’avais même pas eu le temps d’en jouer à part en l’essayant dans le magasin. Pas non plus parce que je ne verrais pas les endroits sur lesquels je fantasmais, sans savoir qu’ils n’existaient plus depuis longtemps, qu’ils avaient été rasés et remplacés par des parkings ou des chaînes de fast-food. Je pleurais parce que j’avais espéré qu’en une semaine, j’aurais le temps de rencontrer d’autres musiciens. Des gens dans le même trip que moi, qui me donneraient envie de revenir souvent ou même de déménager. Tout plutôt que de rester coincée à Paris où je ne croisais jamais personne qui me transporte, qui ait la même énergie, le même enthousiasme, la même incandescence. Personne avec qui monter un groupe ou ne serait-ce que partager ce qui était vital pour moi – la musique, les films, les livres dont je me nourrissais. Paris où ce décalage entre ce que j’étais et ce qui m’entourait me donnait le sentiment de ne pas avoir ma place dans le même monde que les autres sur les trottoirs.
PREMIÈRE PARTIE
L’EXTÉRIEUR
Trois décennies plus tard, c’est d’un train qu’elle vient de descendre, et Paris et tout ce qui allait avec est enfin terminé.
Elle est assise sur la terrasse de la maison, sur la marche d’une des portes-fenêtres, adossée à un volet fermé du salon, du moins de ce qu’elle suppose être le salon si elle a bien compris le plan qu’on lui a envoyé. Elle n’est même pas encore entrée dans cette maison qu’elle vient de louer sans la visiter. En arrivant, elle a seulement fait le tour du jardin qui continue derrière avant de revenir s’asseoir de ce côté et, depuis deux heures, elle contemple ce qu’elle a sous les yeux. L’herbe de la pelouse un peu haute remplie de pâquerettes. Le magnolia à une extrémité de la terrasse avec quelques fleurs blanches qui tiennent encore, tandis que la plupart qui ont déjà fané jonchent l’herbe en dessous. L’érable couleur prune qui se dresse dans le fond avant la haie qui sépare du voisin. Les autres arbres au-delà de la haie, dans les jardins plus loin, certains immenses, encore verts, d’autres déjà flamboyants des couleurs de l’automne. Et les quelques nuages d’un blanc immaculé qui dérivent dans le ciel bleu de cette matinée radieuse de septembre.
À Paris, il faisait encore nuit et il pleuvait quand elle est montée dans le taxi à six heures du matin. À un moment, sur l’île de la Cité, ils se sont fait doubler par quelqu’un à vélo qui fonçait sous la pluie battante avec un poncho noir. Gonflés par le vent, les pans du poncho flottaient sur les côtés et s’étalaient presque à l’horizontale, on aurait dit Batman surgi de nulle part, et elle s’était demandé si les apparitions incongrues de la vie urbaine allaient lui manquer. À l’arrivée aussi il pleuvait, mais pas de la même façon. Quand elle est descendue sur le quai en plein air, hagarde d’avoir dormi pendant tout le trajet, les gouttes qui tombaient étaient éparses, grosses, tièdes, et en même temps le soleil brillait entre les nuages. À la sortie de la petite gare, en sentant la moiteur dans l’air et en voyant les palmiers sur le terre-plein du parking, elle a eu l’impression de débarquer dans un autre coin que le Finistère, différent de ce qu’elle avait imaginé, pas tropical mais presque avec cette averse malgré le soleil, quelque chose d’étrangement chaud, humide, enveloppant, et elle a su qu’elle allait être bien ici.
La clé que le propriétaire lui a laissée dans la boîte aux lettres est posée à côté d’elle sur la marche mais, pour l’instant, elle n’a toujours pas besoin d’entrer. Elle a un abri de jardin sur le côté de la maison, deux poubelles dont une jaune pour elle seule et, derrière, une cuve de fioul qu’elle a fait remplir en appelant de Paris, et un branchement pour le gaz dont elle a fait livrer deux bouteilles. Derrière se trouvent aussi un autre portail – la maison fait l’angle avec deux rues – et un garage qui abrite l’escalier qui mène à l’étage qu’elle ne loue pas. Le propriétaire y entrepose des meubles que ses deux fils ou lui viennent prendre ou déposer de temps en temps. Apparemment ils entrent par le portail à l’arrière sans venir dire bonjour pour ne pas déranger, et ça lui va, elle n’aurait pas su quoi faire de l’étage. Elle n’a pas eu de mal à les convaincre de lui louer la maison sans qu’elle fasse l’aller-retour pour la visiter. Le fils qui a mis l’annonce a compris qu’elle cherchait depuis longtemps et il a simplement demandé qu’elle appelle sur Skype pour voir à qui il avait affaire. Le lendemain, elle a reçu un mail avec des photos et un plan de l’intérieur de la maison, le surlendemain le bail est arrivé par courrier ; un an qu’elle cherchait, et en quarante-huit heures c’était réglé.
Elle ne s’attendait juste pas à ce que ça ressemble à ce point à la campagne, en plus du bord de la mer. En se mettant en Street View sur Google Maps, elle avait surtout regardé l’emplacement de la maison, pas vraiment ce qu’il y avait autour. En dehors des deux rues sur lesquelles elle donne, ou plutôt des deux chemins de terre avec des bas-côtés remplis de touffes d’herbe, il n’y a rien d’autre que des petites départementales bordées de champs, de p
Il marchait le long de l’écume et il en arrivait à la conclusion que tout manque de spiritualité, de dimension, d’humanité plus profonde, et sans doute que tout le monde le ressent, ce manque, quand on n’est pas distrait par les écrans. C’est pour ça qu’il relit Victor Hugo en ce moment, par besoin de héros qui inspirent, des héros symboliques avec des valeurs. Enfant, il entendait dire que la société progressait, mais c’est faux. C’est toujours la même soif de violence avec le même besoin de trouver quelqu’un à blâmer. Le quotidien devient plus luxueux ou plus confortable et on n’a plus les pieds dans la boue mais on est toujours des bêtes qui exploitent la faiblesse. Peut-être que finalement il n’y a ni bien ni mal ni paradis ni enfer ni karma, et que les raisons de ne pas faire de mal aux autres sont minces. La recherche d’harmonie, de noblesse d’âme, d’esthétique, tout ça est parti à la poubelle. Quiconque ne trouve pas le monde ou l’existence atroces vit dans une grotte. Il sait que s’il disparaît, faute d’avoir une femme et des enfants, l’argent qu’il a de côté ira forcément à sa mère. L’ironie. Elle qui a cessé de se comporter comme une mère le jour où elle a compris qu’il allait grave bien gagner sa vie. Mais peut-être que les petites communautés vont s’en sortir. Dans une communauté, chacun a un rôle, chaque chose a un sens et on a envie de faire des efforts pour que les gens qu’on connaît vivent le mieux possible. Mais quand on n’a pas le sentiment d’appartenir à quelque chose, il y a peu de chance qu’on se batte pour une cause. Si on ne se sent pas considéré par l’humanité en général, si on est tous insignifiants et interchangeables, pourquoi on s’emmerderait à avoir de la considération pour son prochain et son bien-être. La globalité est bien trop vaste. Notre prochain, tant qu’on ne le voit pas, il peut crever à boire de l’eau polluée, rien à foutre. C’est comme la viande. Tant qu’on ne voit pas l’animal mort, pas de problème. On achète des steaks hachés sous vide pour que l’inconscient ne fasse pas de lien. Comme à Auschwitz, pas de lien, toutes les choses qui conduisaient à la mort étaient séparées. Pas la même personne qui faisait descendre les gens des trains, qui les menait aux fours, qui appuyait sur les boutons, qui récupérait les chaussures et les lunettes. Successions de mini tâches d’une énorme machination qui conduit à l’annihilation, et tout le monde planqué derrière la responsabilité collective alors qu’elle était aussi individuelle. Quand tout est compartimenté, on ne fait que tondre des cheveux ou sortir sa carte bleue pour payer le steak.
Extrait du livre audio « Les Insolents » d'Ann Scott lu par Constance Dollé. Parution numérique le 2 février 2024.
https://www.audiolib.fr/livre/les-insolents-9791035416065/