A cette époque de sa vie, Babeuf, désabusé de l’histoire mais resté confiant dans les faits, avait coutume de répondre quand on l’interrogeait sur son prochain livre :
"Je n’écris plus. Si vous vouliez me rendre heureux, vous me donneriez à copier le Dictionnaire des postes sur fiches. Au moins là il y a quelque certitude. Il faut faire des fiches. Oui ; faisons des fiches."
L’espoir qu’une connaissance exacte de l’esprit de Babeuf par lui-même pourrait lui permettre d’interpréter un jour scientifiquement les faits avait mené Ambroise vers la psychologie, et de là, très vite, par la recherche d’une base solide, à l’anatomie et à la physiologie, particulièrement du cerveau. Quel était l’élément de la pensée ? Etait-ce la cellule cérébrale ? Par quels procédés des cellules qui semblaient bien peu différenciées recevaient-elles les impressions, emmagasinaient-elles de la mémoire, fabriquaient-elles de l’imagination, de la volonté, de la raison ? De sorte que Babeuf passait la journée dans son laboratoire à faire des coupes de cerveau, à les sectionner, à les examiner au microscope. Il connaissait parfaitement l’histologie de toutes les parties de la substance cérébrale et la structure des cellules. Mais la cellule, pour la connaissance de la vérité, n’aidait pas plus qu’un acte signé ou une quittance de compte. C’était un fait qui ne révélait point de personnalité. Pouvait-on décomposer, aller plus loin ? Peut-être ; mais Babeuf s’était convaincu que la science du corps humain, comme celle des faits humains, avait des limites. Et il répétait :
"Nous ne trouverons rien. Nous ne trouverons jamais rien. Mais il faut couper des cerveaux. Oui, travaillons ; coupons des cerveaux.
- Babeuf, s’écria Cyprien, penses-tu en vérité que je sois libre ?
Marcel Schwob - Vies imaginaires : Frate Dolcino