Lemancolia : Traité artistique du Léman

Ils ont tous envie de se jeter dedans… La Julie de Rousseau boit la tasse ; Byron et Marie Shelley manquent de s'y noyer avant d'avoir créé Frankenstein ; Vallotton s'était lui-même noyé dans son enfance –ce qui expliquerait le regard troublant de son Autoportrait à 20 ans ; Cocteau et Godard imaginent une fantastique des morts et des renaissances autour de ses vagues ; et le Tintin de Hergé aura l'occasion d'y être violement précipité à deux reprises : le lac Léman serait-il entouré d'une aura maléfique ?


Si ces personnages ont pu mourir dans le Léman, c'est parce que leurs créateurs leur ont survécu en apportant une oeuvre dont les accents fantastiques sont partiellement expliqués par le climat lémanique. Outre ces quelques exemples représentatifs, nombre d'artistes ont gravité autour du lac pendant des périodes cruciales de leur développement artistique. Ils ne représentent peut-être qu'erreurs statistiques, mais il semblerait que le Léman ait retenu leur attention plus longtemps que la durée d'un simple séjour et leur ait permis d'accoucher d'oeuvres fondamentales, qu'il s'agisse des Âmes mortes de Gogol ou des états d'âmes aqueux de Ferdinand Hodler.


Imprévisible comme la surface du Léman, cette présentation enchaîne les chapitres au gré d'une progression artistique chronologique qui s'étend de la Pêche miraculeuse de van Eyck, tableau considéré comme le premier paysage identifiable de l'histoire de l'art occidental, à Hergé et Marcel Duchamp. Elle intercale toutefois de savoureux îlots de digressions et fait intervenir les réflexions de plusieurs dizaines d'écrivains aussi variés que Goethe, Keats, Simenon, Hemingway, Ramuz ou Nabokov, et des peintures d'un éventail aussi large d'artistes tels que Dürer, Nolde, Doré, Courbet, Turner, Kokoschka ou Bocion.


Densifié par ces proches et lointaines légendes artistiques, le lac Léman acquiert une puissance de fascination encore plus remarquable que sa seule contemplation ignorante ne peut en procurer.

Niché au coeur des Alpes, le lac Léman a connu une fortune critique très importante, tôt célébré par les peintres et les écrivains De La Renaissance à nos jours. Il est considéré comme le premier paysage identifiable de l'histoire de l'art occidental car il est représenté dès 1444 dans La Pêche miraculeuse de Konrad Witz, et Dominique Radrizzani avait pour ambition de le mettre à l'honneur au musée Jenisch Vevey dont il fut le directeur. Qu'il soit peint pour ses propriétés atmosphériques uniques par Turner, Corot ou encore Courbet, ou bien pour sa portée symbolique en tant que « miroir de l'Homme » propice à l'introspection par les romantiques et symbolistes, le lac Léman a fasciné et stimulé la création de nombreux artistes. Pour accompagner l'abondante iconographie du catalogue, des extraits d'oeuvres littéraires parsèment les pages et viennent donner un éclairage supplémentaire à l'appréhension de ce lieu chargé d'une puissance évocatrice particulière. C'est dans la filiation de Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau que se situent les écrits romantiques tels que le Prisonnier de Chillon de Lord Byron ou Frankenstein de Mary Shelley qui ont largement contribué à pérenniser l'image d'un lac mystérieux propre à la mélancolie. Au fil des différentes sections, Dominique Radrizzani met en lumière le panel varié de ses différentes représentations au cours de l'histoire, de ses premières figurations dans l'oeuvre d'Hergé jusqu'à son exploitation dans celle de Duchamp et impose ainsi cet ouvrage comme un véritable traité artistique du lac Léman.

Par Milène Cuvillier, critique parue dans L'Objet d'Art 509, février 2015