Votre serviteur est un faquin. Tandis qu'il s'extasiait sur Babelio d'un énième hors-série de la Guerre des Clans (Le destin de Feuille de Sanglier, celui où on découvre comment Aile de Saucisson s'est tordu une griffe), le monde continuait de tourner et il aurait mieux fait de rattraper les innombrables classiques de la fantasy qui lui manquent. Et parmi tous ceux-là, il en est un en particulier qui a défrayé la chronique, dont les livres comme la série adaptée ont embrasé les imaginaires, un nouveau rempart de la pop-culture au point que même les incultes de la presse mainstream se sont mis à dire « Une oeuvre digne de Martin » au lieu d'« une oeuvre digne de
Tolkien » pour désigner le gagne-pain des tâcherons du genre qu'ils daignent lire de temps à autres : cette oeuvre, c'est le trône de fer, vaste cycle qui restera selon toute vraisemblance à jamais inachevé, mais qui forme une sorte de synthèse de tout ce qu'a inventé la fantasy adulte post-
Tolkien.
Dieu soit loué, votre serviteur s'est enfin mis un coup de pied au train car il a compris que les chroniques sur des livres faisant le buzz lui permettront plus vite de s'exiler aux Seychelles entouré de cocktails et de danseuses court-vêtues pour laisser des intelligences artificielles écrire à sa place la formidable machine capitaliste qu'est son blog. L' »intégrale » 1 du Trône de Fer (en fait le tome 1, car en France on aime tronçonner en morceaux les livres qu'on traduit) offre donc une dark fantasy politique complexe qui aura influencé une génération entière d'auteurs, rappelant La Compagnie Noire par sa Garde de Nuit composée d'antihéros, ou L'Arcane des Épées pour son trône convoité dont le monarque n'a, heureusement pour les prétendants désireux de s'entre-tuer au plus vite, plus beaucoup de temps avant de passer à la casserole. Telle est donc la situation du Royaume des Sept Couronnes : d'un côté des gardes tout au nord contraints de surveiller un mystérieux mur derrière lequel se dresserait une terrible menace, de l'autre une cour ravagée par les intrigues où chacun est prêt à s'étrangler pour succéder au roi Baratheon. Et par-dessus le marché, voilà que l'ancienne famille royale que ce dernier a détrôné complote pour faire son grand retour depuis le continent voisin…
Mais si le Trône de Fer est réputé pour ses intrigues ramifiées, son monde riche et sa noirceur (bon, en vrai il n'y a pas tellement de gens qui meurent dedans, à part Jon Snow C'ÉTAIT POUR RIRE C'ÉTAIT POUR RIRE ME LYNCHEZ PAS), ce sont surtout ses personnages qui ont séduit le grand public. Et on le comprend : sans eux, la saga ne serait qu'un énorme med-fan random et sans grand intérêt, habile dans sa construction mais loin de casser trois pattes à un canard unijambiste en termes d'originalité.
Le roi Robert Baratheon n'est pas exactement un bon roi. Ou plutôt si, il tient à ne pas égorger ses sujets pour un oui ou pour un non, il maintient la paix et se montre loyal envers ses sujets, mais il a une fâcheuse tendance aux dépenses fastueuses et à la boisson. En résulte qu'il n'est plus le fier guerrier de jadis ayant pourfendu le perfide tyran Aerys Targaryen mais un mari violent, ivrogne et irresponsable. Sans ce défaut, sa vie avec sa femme Cersei aurait une allure de relation Iznogoud / Haroun El-Poussah : l'un ne se doute d'aucune de ses manigances, l'autre calcule jour et nuit comment réussir à devenir cheffe du royaume à la place du chef du royaume. Au lieu de quoi, le ton est à la tragédie : Robert est un alcoolique dépressif et rongé par le pouvoir, trop lâche pour regarder en face ses errements, tandis que Cersei Lannister est une femme battue, régulièrement humiliée, qui voit certes dans le pouvoir une occasion de s'élever socialement, mais aussi et surtout de reprendre le contrôle sur sa vie.
Autre dirigeant ambigu, le chef dothraki Khal Drogo vient d'épouser Daenerys Targaryen, fille de feu Aerys en exil, sur la demande de son tyrannique frère Vyserys, qui espère bien utiliser l'armée de ce peuple libre et violent pour reprendre le trône. Il se montre un époux aimant et attentionné, mais intraitable et peu sourcilleux sur le consentement de son épouse mineure. Car oui, j'aime autant vous prévenir, le Trône de Fer reprend tout ce qui n'allait pas au Moyen Âge : mariages forcés alors que la fiancée n'est pas encore sortie de l'adolescence, culture du viol et mépris des femmes, et bien entendu toute la normation des corps que cela entraîne, aphrodisme comme grossophobie. le réalisme excuse pas mal de choses, mais concernant les dothrakis, on aimerait quand même bien par moments que
Virginie Despentes descende du ciel et latte les couilles de tous ces connards.
En opposition à ces chefs à la morale douteuse, George R. R. Martin va en faire intervenir un troisième, s'efforçant de rester droit et juste : lord Eddard Stark, alias Ned, seigneur du Nord bien éloigné des querelles du Sud. Fidèle ami
De Robert, il n'a jamais recherché d'autre pouvoir que celui qu'on lui a donné à la naissance, et s'efforce de l'exercer de manière désintéressée. Sauf que Ned est un souverain un peu trop parfait, ou tout du moins trop loyal : il n'hésite pas à administrer la peine de mort si la loi le prescrit, et est bien loin de se méfier suffisamment de la fourberie des intrigues de la capitale du royaume, Port-Réal…
Et lord Eddard ne doit pas défendre que sa peau : il a notamment une sacrée marmaille. Parmi eux, l'ombrageux Theon Greyjoy, fils d'un vassal qui avait voulu le tuer, et qui a été recueilli pour ne pas qu'il se retrouve seul… mais aussi et surtout pour garder un oeil sur son appétit trop grand ; ou encore Jon Snow, bâtard qu'il a reconnu publiquement, ayant grandi dans l'ombre de ses frères, et décidant pour se faire un nom de rejoindre la funeste Garde de Nuit.
Mais nous trouvons aussi Arya Stark, jeune garçonne intrépide et réjouissante pour son refus de rentrer dans le moule. Ses ardeurs sont néanmoins tempérées par ses chamailleries constantes avec sa soeur Sansa. Sansa Stark, c'est l'erreur de casting, Eusèbe le mignon petit lapin au beau milieu de Warhammer 40 000, la jouvencelle qui croit en l'amour pur et aux récits de chevalerie, et qui s'efforce pour cela de correspondre traits pour traits à l'idéal de la femme soumise auquel aspire l'imaginaire noble. Mais qui sait si cette jeune fille naïve ne cache pas une Cersei en devenir ?
Et en parlant de Cersei, ce tour d'horizon serait incomplet si je n'abordais pas ses frères Jaime et Tyrion. Jaime est une subversion de tous les stéréotypes chevaleresques de la fantasy : beau, blond, fougueux et charismatique, il n'en est pas moins un être odieux cachant un noir secret. Quant à Tyrion, il remplit le rôle plus classique mais non moins dérangeant du silène : tout en lui respire la bouffonnerie, son apparence difforme, l'humour qu'il brandit pour se protéger des puissants, son goût inconsidéré pour la ripaille, les femmes et l'ivrognerie. Mais derrière cette façade grotesque, l'auteur laisse entendre qu'il possède suffisamment de sagesse pour être le meilleur dirigeant que le royaume puisse espérer.
À ce stade de la critique, il y a deux possibilités : ou bien vous avez tout de suite ressenti une admiration profonde pour cette galerie de personnages n'ayant pour la plupart rien de manichéen, creusés et attachants malgré leurs gros défauts ; ou bien leur immoralité vous écoeure, et vous n'avez pas d'autre hâte qu'ils s'égorgent tous pour en finir avec toutes ces horreurs. Mais ce qui m'intéresse est que Martin ne prend pas son lectorat pour des imbéciles : il dévoile un monde cru et inquiétant, mais le questionne sans complaisance. Quand un gratte-papier de seconde zone se vautrerait dans le voyeurisme le plus total, lui préfère en dire le moins possible sur les atrocités qu'il dépeint, montrer à quel point la politique est une affaire complexe, comment M. Gentil peut devenir un parfait salaud, mais aussi comment même l'âme la plus noire peut conserver un brin de lumière. Alors certes, Martin n'est pas un militant, et il n'est pas exclus que certains détails auraient pu être abordés avec davantage de nuance, de pudeur ou au contraire de radicalité ; mais il possède une certaine justesse, sait s'arrêter à temps devant les scènes de trop grande violence, ne les rend jamais gratuites, se montre toujours en empathie devant les victimes d'une injustice. Et c'est précisément ce que je recherche quand je lis un roman pour adultes.
Tentez le Trône de Fer. Je ne peux que vous conseiller d'essayer au moins sauf si les thèmes qui s'y trouvent sont trop pénibles pour vous ou vous rappellent des traumatismes. Vous adorerez forcément Tyrion avant même de le connaître, vous aimerez le caractère bravache d'Arya, véritable bouffée de féminisme dans un monde de barbares virilistes, vous ressentirez de la compassion pour Daenerys et Cersei malgré leurs rêves toxiques de grandeur. Vous finirez même par apprécier l'insupportable Sansa, tant son innocence et son amour pour la littérature finissent par la rendre sympathique. La seule véritable excuse qui pourrait vous freiner… c'est la traduction de
Jean Sola.
En effet, il fallait que j'en touche un mot avant qu'on se quitte. Sola a truffé le texte de tournures et de termes médiévalisants, au point de rendre certaines phrases quasiment illisibles. Je n'ai rien contre user d'un vocabulaire riche pour déployer une fiction ou une pensée avec nuance, et je ne suis pas nécessairement contre lui donner une patine ancienne. Seulement, il y a une différence entre ça et en faire des caisses toutes les trois lignes, en se positionnant dans cette démarche élitiste du sachant qui utilise des mots khômpliqués pour avoir l'air intelligent : en plus de coquilles improbables comme « Bs » au lieu de « Ils » ou « Qe » au lieu de « Que », le texte se retrouve farci de mots comme « souris » plutôt que « sourire », « ramas » au lieu de « ramassis », ou « floculer » au lieu de… on sait pas trop quoi. Était-il vraiment nécessaire, entre autres archaïsmes, d'utiliser le mot « négresse » plutôt que « femme noire », encore en 2008 ? Était-il nécessaire de donner un parler « pittoresque » aux gueux, se résumant systématiquement à « Acré vinguiou, mon bon s'gneur » ?
Heureusement, la communauté de fans francophones (qui s'appelle elle aussi la Garde de Nuit), a depuis révisé la traduction, comme peut en attester une superbe nouvelle édition brochée et illustrée que j'ai eu le plaisir de découvrir récemment en librairie (vous avez vu, Pygmalion, je dis du bien de vous, sponsorisez mes articles et donnez-moi tout votre argent). 35,90€, c'est un peu cher, mais ça vaut le coup d'investir, surtout quand il s'agit d'une épopée de plus de mille pages avec des personnages attachants qui se lit avec la passion d'un page-turner tout en ayant l'aura des grands mythes. Après, je dis ça, c'est pour votre culture…
Lien :
https://cestpourmaculture.wo..