L'oisiveté est un sport de combat.
Tel aurait pu être le titre de ce formidable, premier roman d'un mystérieux libraire clermontois, qui imagine à quoi ressemble la vie d'un personnage avachi dès la naissance et dont le seul plaisir est de ne rien faire. Ce n'est pas un simple plaisir, c'est beaucoup plus que cela. C'est une façon d'échapper à un réel dénué d'intérêt ou à des traumatismes d'enfance. C'est un refuge dans lequel on prend sa revanche sur un comportement honteux qui s'est déroulé plus tôt dans la journée. C'est une bulle, ou un safe space comme on dit maintenant, qui permet d'échapper à des activités aliénantes ou rébarbatives ; à des discussions vaines qui gaspillent une belle énergie vitale, qui ne demande qu'à s'évaporer d'elle-même, en ne branlant rien (ou en se branlant beaucoup plutôt). Une question de vie ou de mort en somme.
L'oisiveté est d'ailleurs un sujet trop rarement abordé avec respect, ou plutôt avec sérieux. On a tous en tête le formidable film Alexandre le Bien heureux d'
Yves Robert ou Tortilla Flat de Steinbeck, que
Julien Leschiera avait forcément en mémoire durant l'écriture de son roman. Et si tout le monde a entendu l'expression "la paresse est mère de tous les vices", à notre époque, elle est souvent perçue comme un accessoire de mode, une caractéristique loin d'être dévalorisante. On parle "d'attitude de branleurs", quand on désigne la désinvolture d'un musicien ou d'un acteur simplement mal coiffé. C'est pratiquement un synonyme de rébellion ou de talentueuse grosse feigne. Ça désigne bien quelqu'un qui n'a pas envie, ou qui se réserve.
Et si l'attitude est cool dans l'esprit des pigistes de "Cosmopolitain" ou sur certains plateaux télé, elle est beaucoup difficile à vivre en pratique. Et l'oisiveté décrite par
Julien Leschiera n'est pas qu'un genre, c'est un combat sombre de chaque instant contre le reste du monde. Un sacerdoce quasi-religieux, qui ressemble à s'y méprendre à une dépression carabinée. Les moines font voeu de silence, lui a fait voeu d'inaction. Les deux ont en commun une chose : ce choix de vie coupe du reste de la société et donc d'une sexualité heureuse. Une attitude asociale qui rapproche même l'adolescence du oisif de celle d'un serial killer. Car l'oisiveté isole, rend sale et bizarre, ce n'est pas une activité qu'on peut partager à plusieurs, ou alors pas longtemps. Charles essaye bien de convertir, en vain, quelques camarades à cet art si particulier qui ressemble de loin à la méditation transcendantale. Une forme de Yoga, mais qui n'en a ni la noblesse ni l'exotisme. Son sari est un survêt recouvert de tâches de gras, son mantra "
Mes vies parallèles", et son
Dalaï Lama,
Thierry Roland.
Les nombreuses critiques excellentes recueillies par le livre sont justifiées, mais ne mettent pas suffisamment en avant la douleur et les humiliations que ce choix de vie engendre. Et durant les 200 premières pages, on a mal pour ce gros traîne patins de Charles. Et l'humour est certes indispensable pour faire passer quelques épisodes douloureux de l'enfance, mais il ne parvient pas à les faire oublier complètement ; l'épisode classe verte au bord de la mer donnera ainsi une boule dans la gorge aux personnes sensibles. Et il parvient pourtant à faire rire en parlant d'un bracelet éponge qui a vécu une expérience traumatisante au point d'en devenir le rosebud de Charles Dubois, ce fameux personnage avachis.
On pourrait également penser que les 500 pages de ce premier roman se limitent à la vie d'un type qui fixerait le plafond de son appartement, et dont la riche vie intérieure prendrait la place de choix dans la narration. Or, c'est l'inverse. Il se passe énormément de choses dans le roman, et comme l'explique l'auteur dans une interview au journal Transfuge, les gens placides et silencieux ont tendance à attirer le mouvement autour d'eux pour une foule de raisons. La première étant que les bavards ont besoin de s'épancher sur une oreille qu'ils imaginent attentive pour la bonne et simple raison qu'elle semble disponible... puisque occupée à ne rien faire.
Les fameuses vies parallèles fantasmées de Charles ne sont pas détaillées, mais réduites au gimmick "... Dans
mes vies parallèles" pour clore certains passages. Ce qui nous évite un récit fantasmé à la Walter Smitty (plutôt niais, il faut l'avouer).
Au détour de certains pages, on en apprend un peu sur le contenu de ces rêveries qui semblent fonctionner comme un caisson d'isolation sensorielle, et Charles apparaît comme certains cas cliniques de dédoublement de la personnalité où 6 - 7 individus cohabitent dans une seule tête. Une variation sera plus costaude, une autre plus grande, une autre plus forcément plus courageuse, ce sont des possibilités de Charles évidemment jamais abouties. Les branches à peine mouvantes d'un arbre dont le tronc demeure inamovible.
Mes vies parallèles parle bien du réel. Il livre une foultitude de détails issus d'une vie réduite à l'essentiel : lire le journal L'Equipe, pêcher, refuser les interactions sociales et les règles d'hygiènes élémentaires, manger des chips. Il y a inévitablement un petit
Houellebecq du début, dans le détail de cet emploi du temps sordide et dérisoire, où les variétés de paquets de chips sont sacralisées.
Et sans qu'il s'en aperçoive, au fil du texte, Charles est de moins en moins avachis. C'est grâce à la lecture du Livre de l'intranquillité de
Pessoa et aux livres de Bolaño qu'il décide de voir le monde, et d'écrire à son tour.
Mes vies parallèles est un des meilleurs livres que vous aurez la chance de lire cette année. On peut douter de son caractère autobiographique au final, car comment expliquer qu'un oisif intégral puisse proposer un livre aussi travaillé ?