Lettre à Simone de Beauvoir
[Paris.] Mardi [automne 1950]
Chère Simone de Beauvoir,
Comme vous étiez belle, comme vous êtes belle lorsque vous apparaissez avec votre manteau noir, votre manteau de fourrure et lorsque vous apparaissez sur la banquette des restaurants avec votre tailleur, votre jersey blanc, votre velours rouge, vos bijoux. Comme vous êtes mince, élégante, altière. Quelle affirmation lorsque vous entrez dans le café. Comme votre arrivée hier a été amicale. Je m’interdisais de vous écrire que je vous aime depuis que je suis revenue de Montjean. Aujourd’hui je ne peux pas me taire. Notre soirée s’est prolongée jusqu’au matin, se prolongera jusqu’au soir. Je n’ai pas dormi et j’ai réfléchi. J’ai compris pendant cette longue insomnie efficace que je vous offense lorsque je vous dis que je ne crois plus à mon livre [Ravages]. Vous, vous y croyez, vous consacrez des heures, des soirées à mon travail et puisque j’ai confiance en vous je dois travailler avec simplicité, sincérité, avec modestie surtout. Écrire est devenu mon métier grâce à vous. Il faut que j’exerce ce métier avec honnêteté, fermeté, conviction. Pendant que j’écrirai des livres mon sentiment pour vous, mon amour ne sera pas stérile. Il est stupide de vous raconter mes études pianistiques dans le passé. Vous savez mieux que moi tout ce que j’ai raté. La nuit dernière j’ai pris l’engagement de continuer d’écrire dans le cas où ce troisième livre ne réussirait pas mieux que les précédents. J’ai un lecteur pour chaque livre qui vaut dix mille, cent mille lecteurs, c’est vous. Je ne veux plus de ce mauvais déclic, toujours le même vers minuit, que j’ai eu au « Harry’s Bar ». C’est de la mauvaise féminité, de l’infantilisme, une contorsion, une grimace comme vous dites. Je sais depuis la nuit dernière que cette petite crise est un refoulement sexuel, mon découragement littéraire, un prétexte. Ne parvenant plus à me dominer en vous voyant, en vous désirant, je me veux triste pour me sauver, pour attirer votre attention. Je lutterai de toutes mes forces au « Harry’s Bar ». Apprendre à renoncer, à mériter votre amitié, les soirées que vous me donnez. Vous m’avez demandé plusieurs fois si j’avais revu l’amie avec qui j’ai vécu neuf ans. Non. Je vous l’écris avec simplicité, dans l’équilibre, sans complexe de culpabilité : je suis un tel monstre de méchanceté, d’égoïsme, de bassesse, de cupidité, une telle hystérique que Denise, le mari, ont fui. Je leur ai laissé de très mauvais souvenirs. J’ai été basse. Il y a eu aussi des petites saletés morales avec le couple de Rennes dont vous m’avez parlé hier. Je vous aime, j’ai donc peur souvent de vous perdre ou bien de perdre un peu ce que j’ai de vous. Enfin je n’ai que vous sur tous les plans. Vous êtes ma famille, mon travail, mon indépendance. C’est pour vous que je tends vers certaines perfections mais je flanche aussi. Quand je ne vous dis pas franchement mes bassesses, j’ai peur, je vous crains. Mais je ne vous cache rien chère Simone de Beauvoir.
Chère Thérèse,
Je reviens de Faucon, je lis ta lettre. C'est vrai, j'étais odieuse hier soir. Je ne me dominais pas. Je m'enfonce plus que je ne crois dans la solitude; me retrouver avec des êtres humains, à qui je n'en voulais pas, me rendais forcenée. Aurais-je préféré te retrouver seule, c'est possible.
J'avais honte du cadre, de mes bigoudis, de mon visage brut, de ma poche, il me semblait qu'on violait ma pauvre intimité de femme seule. Crois-le ou ne le crois pas, j'allais t'écrire pour reconnaître mon attitude de "poissonnière". La plus malheureuse c'était moi. C'est sinistre, l'agressivité.
Lettre à Jacques Guérin
[Paris.] Samedi soir onze heures 2 janvier 1954
Lundi matin 4 janvier 10 heures 30
Oh, Jacques je commence la journée avec l’Adagio d’Albinoni (émission de Vitold à Paris Inter le matin à 10 heures 18). J’aimerais bien l’entendre quelquefois chez vous ainsi que les Quatre Saisons. Ne craignez rien : je dominerai mes sentiments, mon émotion. La musique est plus généreuse que les Evangiles. Elle donne l’amour que nous avons demandé, elle le donne sans les commandements.
A Simone de Beauvoir
[Paris] Vendredi 4 avril 1958
Mon amour,
J'avais quitté l'appartement à sept heures et demie, sans nouvelles de toi.
Nous avions dîné chez "Dominique", je l'avais proposé, et ensuite nous avions bu un alcool à la terrasse du café du "Dôme" enfin marché jusqu'au métro Montparnasse. Je revenais vaillante. J'ouvre la porte, je vois une enveloppe à terre, j'y suis presque indifférente en la ramassant et je reconnais ton écriture. De joie, je barbouille mon visage avec ton enveloppe, je m'en vais ainsi jusqu'à ma chambre, je te parle, j'embrasse ton visage sur la photographie, j'ai des larmes de joie.
J'ouvre enfin la lettre, je veux dire l'enveloppe, je barbouille mon visage avec ta lettre, je l'embrasse aussi, je la souille avec le rouge à lèvres. Enfin je peux la lire. Quel retour, quel coup, quel éclaircissement.
Je ne dînerai pas en ville mardi soir. Je veux être solide pour déjeuner avec toi mercredi. Ne finis plus tes lettres avec affectueusement.
Tu peux le croire: je t'aime, je t'aimerai toujours.
Violette Leduc
Je lis Rousseau juge de Jean-Jacques. C'est de la sénilité dans la folie. Je suis déçue. Vous m'aviez prévenue. Mais quelle fatigue de l'esprit pour tant s'accuser, quel acharnement dans la manie. Le masochisme pourtant est réduit à une manie de vieux agité. Je compatis. Je comprends puisqu'en plus petit j'ai traversé et traverse encore un peu par moments la même crise. Malgré tout c'est du désespoir sans envergure.
Lecture par Mathilde Forget & Laura Vazquez
Festival Paris en toutes lettres
En 1955, les Éditions Gallimard publient une édition censurée de Ravages de Violette Leduc. Un drame personnel et littéraire pour l'autrice, qu'elle décrit encore vingt ans après comme un « assassinat ». Cette année, une nouvelle édition propose enfin une structure revue et augmentée des passages censurés, au plus près de l'entreprise romanesque et autobiographique de Violette Leduc. Mathilde Forget qui a écrit l'une des deux préfaces, propose une soirée mêlant archives, lectures et chansons, accompagnée par la poétesse et romancière Laura Vazquez, pour fêter ensemble cet événement littéraire.
« Mon baiser est intègre lorsque j'embrasse indirectement la peau. La bouche s'épuise, la faim persiste. »
Violette Leduc, Ravages
À lire – Violette Leduc, Ravages (édition augmentée), coll. « L'imaginaire », Gallimard, 2023. Mathilde Forget, de mon plein gré, Grasset, 2021. Laura Vazquez, le livre du large et du long, éditions du sous-sol, 2023.
Son : Lenny Szpira
Lumière : Hannah Droulin
Direction technique : Guillaume Parra
Captation : Claire Jarlan
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