Quel émigré mieux connu qu'Ulysse, retournant à Itaque après vingt ans d'exil, peut-on trouver ? Voilà pourquoi
Milan Kundera, méditant sur l'émigration des habitants de Prague, fuyant le totalitarisme de l'invasion soviétique, évoque autant Ulysse. Retrouver “ la maison natale que chacun porte en soi ; le sentier redécouvert où sont restés gravés les pas perdus de l'enfance ; Ulysse qui revoit son île après des années d'errance ; le retour, le retour, la grande magie du retour » n'est pas pourtant vécue par les deux héros du livre de
Kundera comme magique.
Ce mufle d'Ulysse avait eu le culot de dire à Calypso qu'il avait envie de retrouver Pénélope, bien qu'elle soit plus moche. Puis
Homère ajoute qu'ils (Calypso et Ulysse) rentrent dans la grotte pour s'aimer. Et pourtant, il préfère rentrer vers sa femme, même moche, qu'il connait, dans son ile qu'il connait, au lieu de continuer l'aventure à l'état brut.
“car le retour est la réconciliation avec la finitude de la vie.”
Pourquoi choisit-il le retour ?
“À l'exploration passionnée de l'inconnu (l'aventure), il préféra l'apothéose du connu ”
Pénélope reconnaitra-t-elle Ulysse ? Non, elle se méfie. Seul le chien le reconnait, ne l'ignore pas.
Milan Kundera, après ce préambule homérique, nous présente ses deux héros principaux qui, après vingt ans d'exil vont se croiser, s'ignorer, s'aimer en ne se reconnaissant pas.
Émigrer, pour Irena comme pour Joseph, signifiait fuir. Et même si elle rêve du paradis perdu, elle sait qu'elle a échappé à l'enfer. Alors, lorsque son ami Gustaf lui propose de rentrer pour quelques jours à Prague, elle le fait malgré ses doutes, et… ne se reconnait pas.
« Celle qu'elle voyait n'était pas elle, c'était une autre ou, quand elle se regarda plus longuement dans sa nouvelle robe, c'était elle mais vivant une autre vie, la vie qu'elle aurait eue si elle était restée au pays. Cette femme n'était pas antipathique, elle était même touchante, mais un peu trop touchante, touchante à pleurer, pitoyable, pauvre, faible, soumise.”
Non seulement elle ne se reconnait pas, mais les amies qu'elle retrouve à Prague après vingt ans d'absence n'ont aucune envie de connaitre son vécu. L'absence a comme gommé son existence. D'ailleurs elle non plus ne reconnait personne, ni se soucie de leur cheminement.
Ignorance les uns des autres, incommunicabilité.
Ignorance de Joseph, comme celle de Pénélope, qui n'ose pas dire à Irena qu'il ignore qui elle est, et pourtant qui tisse avec elle une histoire d'amour : rencontrer l'âme soeur. (Très fort pour Joseph, dont le frère a subtilisé l'héritage et dont il ne reconnait pas la belle-soeur et qui ne se reconnait même pas lui-même dans les notes qu'il a laissées, où il apparait comme un petit morveux libertin sadique dont il a du mal à penser que c'était lui). Âme soeur, et pourtant, après le délire d'une après-midi d'amour fou, l'avenir d'Irena reste désert.
“La vie que nous avons laissée derrière nous a la mauvaise habitude de sortir de l'ombre, de se plaindre de nous, de nous faire des procès”
Milada, à l'opposé, se voit confrontée à la monotonie des mêmes gestes de flatterie, à l'éternelle répétition du même, elle qui avait essayé de se suicider pour échapper à ce cycle. Avec outrance, elle veut soit l'éternité, soit rien et marche vers sa vraie mort accompagnée d'une vieillesse solitaire. Elle restera belle, solitaire et ignorée.
Gustav, dans son après midi de liberté, saute sur la mère d'Irena, il est finalement le seul des trois pensant revenir au bercail de Prague, or lui n'est pas un exilé politique comme Joseph et Irena.
Le personnage le plus important et fixe malgré les changements politique, c'est Prague, alors que l'identité des deux émigrés Irena et Joseph semble flottante, leur mémoire incertaine, fallacieuse et partiale. Restée à Prague, Milada ne se reconnait pas non plus lorsqu'elle se regarde dans le miroir.
L'ignorance est donc plus profonde, plus générale que le fait de perdre la mémoire l'un de l'autre. Elle est
l'ignorance de notre propre moi toujours changeant, et pas seulement dans le cas de changement de pays.