Une sirène peut en cacher une autre
Dans un premier roman époustouflant de virtuosité,
Imogen Hermes Gowar nous entraîne à la fin du XVIIIe siècle dans une Angleterre avide de nouvelles découvertes, sur les pas d'un marchand prêt à tout pour obtenir les faveurs d'une femme qui a compris comment le manipuler.
Jonah Hancock est bien seul dans sa grande maison, si l'on omet le chat qui joue avec la souris qu'il a capturée. À 37 ans son épouse Mary a succombé en mettant au monde leur fils Henry, mort-né. Alors Hancock vit avec ses fantômes.
À une dizaine de kilomètres de là, dans un faubourg de Londres, Angelica reçoit Mrs Chappell, la mère maquerelle pour laquelle elle travaillait jusque-là. Car elle a décidé de continuer à recevoir des hommes, mais de s'affranchir de celle qui lui a appris à paraître bien davantage qu'une prostituée. Désormais, elle rêve de s'élever dans la société.
Hancock est sur les nerfs. Il a engagé une forte somme en affrétant un bateau dont il n'a plus de nouvelles. Et ce n'est pas les nouvelles du capitaine Jones qui le rassurent. Il revient sans bateau et sans cargaison, avec un simple paquet.
Il a tout vendu pour revenir avec un cadavre, celui d'une sirène aux longs cheveux noirs. Une attraction qui devrait lui rapporter bien plus qu'il n'a perdu. D'abord incrédule, il doit bien constater que le bouche-à-oreille fonctionne. "Les premiers clients arrivent juste après l'aube et les visiteurs continuent à affluer même après que les cloches de St. Edmund ont sonné minuit ; au coeur de la nuit, il faut tirer le verrou à la porte pour les empêcher d'entrer. Un groupe de catholiques vient prier pour débarrasser la créature de ses démons, mais en dépit de leur baragouin, la sirène ne remue pas ne serait-ce qu'une écaille. Des étudiants arrivent d'Oxford, déjà ivres, et la libèrent de sa cloche de verre avant de se la disputer en se battant entre eux. Après cet incident, Mr Murray s'arme d'une Matraque. Un émissaire de la Royal Society vient étudier la sirène: bien qu'il déclare n'être pas du tout déconcerté, son expression parle pour lui."
En entendant parler de cette foule qui se précipite Mrs Chapell voit tout l'intérêt qu'elle pourrait tirer de la chose et propose un marché à Hancock, louer la sirène et en faire la principale attraction d'un spectacle qu'elle va imaginer. Après quelques réticences, il finit par accepter et se voit entraîner dans le monde de la nuit et du stupre, y fait la connaissance d'Angelica, qui comme lui espère sortir de sa condition. Mais contrairement aux politiques et aux hommes d'affaires corrompus, il se sent mal à l'aise devant tant de débauche et fuit, avant de réclamer sa sirène. Pour le faire changer d'avis, l'envoyé de Mrs Chapell lui transmet une invitation d'Angelica.
"Mr Hancock est un homme particulièrement impressionnable, c'est vrai. En moins de quatre heures, il se décide à visiter Angelica Neal dans la soirée. Il ne sait ni ce qu'il dira, ni ce qu'il fera, Mais elle m'attend, pense-t-il, je ne peux pas lui faire le déshonneur d'ignorer son invitation."
Mais ce soir-là, il ne rencontra pas la prostituée, se décidera à récupérer son bien qu'il vendra pour 20000 livres, de quoi satisfaire ses projets de bâtisseur.
Après la sirène, voici le marchand et son ambition. On va le suivre dans Londres au moment où la ville se transforme, où de nouveaux quartiers émergent. Ce monde de la fin du XVIIIe siècle se construit sur des croyances autant que sur des rêves. Avec un art consommé de la mise en scène,
Imogen Hermes Gowar montre combien les femmes savent alors jouer de ces ambitions, profiter de l'aveuglement de ceux qui sont éblouis par l'irrépressible besoin d'ascension sociale, quitte à être à leur tour victimes de leurs propres ambitions. Très documenté, le roman entraîne le lecteur dans ce siècle où l'amour se pare de mysticisme et où les apparences sont fort souvent trompeuses. Comme dans
Miniaturiste de
Jessie Burton, on se frotte à la rigueur des uns, aux rêves des autres. C'est subtilement beau et c'est formidablement réussi pour un premier roman.