C'est probablement après avoir découvert sa séropositivité que
Pascal de Duve a entrepris d'écrire
Izo. « Sans effort, avec amusement » , l'auteur structure « tant de feuilles noircies » et en fait un roman. Se sachant condamné (
Pascal de Duve est mort 3 ans après), il a sans doute jeté une partie de lui-même, de son histoire, de ses angoisses et de ses espoirs dans ce qui ressemble à un conte philosophico-poétique. C'était en 1990. A cette époque, les écrivains séropositifs, majoritairement aux États-Unis, mettaient surtout en avant la déliquescence de leur propre corps, plongeant de fait les lecteurs dans un univers médical, désespérant et morbide.
Pascal de Duve choisit de témoigner autrement en nous chantant un véritable hymne à la vie. Pour l'auteur, placé (page 176) dans une situation-limite, entre deux univers, l'existence (page 36) qui continue (malgré le sida), avec ses impératifs domestiques ou autres, est (page 243) une chose magnifique à laquelle on ne pense jamais ! Pour Pascal de Duve, (page 51) la mort est un crime ontologique incompréhensible ; (page 242) le monde est (à la fois) un fabuleux magma de souffrance et de joie et un splendide poème sans paroles. L'existence, c'est une chose qu'il vient de découvrir et qui ne cessera jamais de l'émerveiller. Vérité ou (page 275) rêvité ? A vous de voir.
Dans un des rares entretiens qu'il a donné,
Pascal de Duve, né à Anvers en 1964, polyglotte et professeur de philosophie, confesse que le monde qui l'entoure est pressé (page 204 – les hommes, ces imprévisibles fourmis) et dur. A Paris, ville où il réside, il se sent comme un entomologiste, observant les machines, les manies, les couleurs, les travers, les folies et les snobismes, se surprenant avec les côtés tantôt burlesque, tendre, drôle, cocasse ou absurde de la vie d'aujourd'hui.
Izo, son livre, fait la part belle à son personnage éponyme (de son vrai nom
Izobretenikhoudojnika ce qui, traduit du russe, signifie « découverte de l'artiste-peintre »). Ce personnage, le héros du livre, est le double ou le miroir de Pascal de Duve : nouvellement arrivé dans ce monde (le monde du sida pour l'auteur, le monde tout court pour
Izo), l'auteur – qui perdait du poids à cause de sa maladie - s'est choisi en
Izo un double (page 80) de 7 kg 250 (le poids de la peinture du tableau figurant en couverture ?), dont le chapeau melon et les chaussures (page 20) semblent un prolongement indissociable de sa chair (peut-on, quand on est sidéen, se mettre délibérément à nu devant autrui ?), amnésique (faut-il, quand on est sidéen, conserver la mémoire d'un passé qui a conduit à la faute mortelle ?), sans nom, sans prénom et sans âge. Orphelin de son passé, sans mémoire, sans famille, sans histoire, plongé comme Alice ou le Petit Prince dans un univers incompréhensible,
Izo erre dans un monde qui le surprend, tel (page 31) un réfugié poétique sans carte de séjour.
L'ouvrage est une description des errances d'
Izo, des situations qu'il traverse au quotidien dans sa vie parisienne et de sa lente expérience intérieure.
Izo nait d'abord sous le signe de Magritte : simple héros du « Fils de l'homme » (Magritte, 1964), avec (page 10) son col franchement démodé et des traits d'une banalité hors du commun,
Izo (page 67) éternue du
Jackson Pollock en bleu et jaune ce qui fait le délice des clients de certaines galeries branchées de Paris, et accessoirement sa fortune.
Puis
Izo perd progressivement son côté anachronique, insipide et naïf pour se construire une identité : de nouveau-né, (page 13) s'habituant à marcher et à gargouiller,
Izo passe au stade d'homme. Il se dote du nom que lui donne une touriste russe (voir plus haut), passe ses nuits à étudier, accumule des connaissances théoriques qu'il se plait à mettre en oeuvre dans la vie de tous les jours (ce qui lui vaut quelques incidents cocasses) et entreprend de communiquer avec la Terre entière : il finit par parler (page 47) comme un dictionnaire, maitrise plusieurs langues (le chinois, le russe, le swahili, le persan l'hindî, le kirghiz, le serbo-croate ...) mais n'en reste pas moins un enfant, puisqu'il collectionne (page 38) les petits parapluies en papier dont on décore les crèmes glacées ; bon, l'enfant est un peu cleptomane (page 103 – il vole un marque-prix et une cuiller à glace).
Dans son errance,
Izo se frotte inévitablement à l'homme, sous toutes ses formes. le parisien lui parait être une curieuse espèce. Il la rencontre dans la rue, dans les sexshops, dans le métro (page 87 – musée mouvant d'un vécu toujours vivant qui crée une sensation de vertige), dans les salons, dans les cafés à la mode (le Flore, les Deux-Magots …). En voyeur,
Izo flâne et analyse : (page 124) animé d'un sentiment de compassion humaniste, émerveillé, docile, gentil, placide, les yeux sereinement écarquillés, avec ses joues poupines, comme heureux d'avoir été recueilli,
Izo exerce en fait son oeil critique sur la société dans laquelle il se meut. Sans provocation aucune, il adopte un comportement mimétique afin de passer inaperçu (en 1990, il ne fait pas bon d'afficher sa séropositivité), en se risquant à quelques rares excentricités : il se met devant l'appareil photo d'un touriste de façon à être immortalisé (n'est-ce pas louable quand on se sait condamné ?), il engage la conversation avec tous les invités à un salon (-idem-), il se met (page 175) à écrire un polar angoissant qui devrait faire date, « Des mygales à Pigalle » (-idem-).
Captant progressivement les étincelles de la vie, lesquelles donnent un sens à l'absurdité de la vie,
Izo se pose des questions fondamentales : pourquoi meurt-on, pourquoi se bat-on, pourquoi n'est-on pas envahi par tous nos souvenirs, que sont nos dimensions, qu'est-ce que notre univers ? Il tente de les résoudre en adoptant une religion, puis successivement plusieurs autres pour, enfin, abandonner après avoir été tenté par le communisme (synonyme de fraternité retrouvée ?). Au passage, par dérision,
Izo s'achète une montre avec aiguilles transparentes et sans chiffres (que vaut le temps quand on se sait condamné ?), se lie d'amitié avec (page 196) un perroquet qui fait des vocalises … Je ne vous raconterai pas la fin de l'ouvrage, pleine d'émotions.
Avec ce premier roman,
Pascal de Duve n'eut pas en retour la reconnaissance littéraire qu'il pouvait en espérer. Comment l'expliquer ?
Pascal de Duve a tenté de renverser les conventions littéraires. Il a témoigné de sa séropositivité, sujet encore tabou, préférant une démarche poétique et émue à une oeuvre délibérément spectaculaire. Il a mêlé, sur un sujet grave (la vie et la mort intimement unies), déterminisme et hasard, réalité et fiction, humour et observations critiques, athéisme et religion (est-ce qu'
Izo ne serait pas une sorte de Messie, être de paix prônant l'observation émerveillée du monde environnant, être dont l'image est placardée 3 jours après sa mort ?) faisant ainsi de l'ouvrage un écrit complexe, absurde et décalé, pouvant mettre le lecteur mal à l'aise.
Une seule faiblesse dans cet ouvrage, l'absence de toute figure maternelle (mais n'est-ce pas explicable quand on aime les hommes ?) et la caricature de la femme : (page 28) la gérante de l'hôtel est une échassière de latex noir, (page 72) Rose a une haleine désagréablement fétide, (page 252) Olga est affligée d'un strabisme convergent très prononcé … Cette absence se double d'une absence du père (page 101), homme d'affaires important mais peu sociable.
Pascal de Duve règle ainsi ses comptes avec son passé. Détruisant le réel pour le reconstruire à sa façon, dans une grande liberté d'imagination, ce qui lui importait le plus, c'était le mystère du monde et de l'existence. Chant d'espoir d'un condamné, hymne à la vie,
Izo est un livre à lire et à relire.