Période faste, j'ai droit à un nouveau télescopage de lectures : à la fin de «
Avant »,
Jean-Bertrand Pontalis évoquait son concept de « l'autographie », dont j'ai entrevu la définition par le négatif : ce n'est pas une fiction, mais ce n'est pas non plus une autobiographie. Pontalis dit : « l'autographie est graphie de soi qui crée un Je par l'écrit ». Comprenne qui pourra...
Dans les premières pages de « Cinq femmes »
Marcel Cohen précise ses réticences à évoquer sa vie, à parler de lui, et nomme Pontalis et cette idée d'autographie qui le séduit. Dont Pontalis disait aussi que « c'est : j'écris en mon nom, mais je ne me regarde pas dans un miroir. » Juste un peu plus limpide... Il rappelle par ailleurs que c'est Pontalis qui a publié son ouvrage «
Faits » dans la collection « L'un et l'autre » qu'il dirigeait chez Gallimard.
Marcel Cohen va donc m'offrir la démonstration par l'exemple du concept pontalisien...
Il revenait de promenade avec Annette, la bonne de la famille, en août 1943, quand la concierge de leur immeuble leur a
fait signe de s'éloigner : il avait six ans et sa famille venait d'être arrêtée. Annette et Mathurin, son mari, ont accueilli chez eux, à Messac, en Ille-et-Vilaine, jusqu'à la fin de la guerre, le petit garçon juif dont ils ont caché bien sûr l'identité véritable.
Après la Libération, un oncle maternel de
Marcel Cohen, et sa femme, Emmanuel et Lily, ont voulu s'occuper de lui. Mais leur logement et leurs moyens ne leur ont pas permis de le prendre chez eux. A défaut de pouvoir l'inscrire en pension, ils l'ont confié à un couple sans enfant, Raymonde et François, qui vivaient dans une petite maison près de Vaujours.
Marcel Cohen est resté chez eux pendant deux ans.
Et puis il a rejoint, à Paris, le foyer d'Emmanuel, de Lily, et de leur fille, du même âge que lui, quand une meilleure situation l'a permis : une sorte de loft
avant l'heure, où l'atelier de modiste de Lily et les pièces de vie n'étaient isolés les uns des autres que par des rideaux. Lily rêvait d'un logement avec murs, cloisons, portes et
fenêtres...
La scolarité déplorable de Marcel va être secourue par Mme Gobin : ancienne institutrice, ancienne directrice d'école, elle installe l'adolescent chez elle pendant un an – il y aura une chambre pour lui seul pour la première fois de sa vie - et le prépare à l'examen d'entrée en sixième, à sa façon : anarchique, totale, sans préjugés d'aucune sorte, heureuse. Et efficace.
Marcel Cohen, en vivant auprès de Lily et de Mme Gobin, a côtoyé des femmes curieuses, avides d'apprendre, et partageant avec lui leur goût pour le théâtre, le cinéma, l'opéra, la littérature...
Enfin, jeune homme, et journaliste débutant, il se lie avec Gabri
elle. Secrétaire d'
Albert Einsteinavant-guerre, exploratrice intrépide en Assam, au Tonkin, journaliste et écrivain, elle encourage
Albert Cohen et « l'éveille à l'exploration ». Un personnage absolument atypique, qui vit hors des sentiers battus et des conventions.
Ces cinq femmes semblent n'avoir jamais fait intrusion dans la peine de l'orphelin, respectant et comprenant sa réserve solitaire, mais lui offrant jour après jour un toit, des soins, une affection silencieuse et pudique, un environnement plein d'attentions. Les hommes, injustement oubliés me semble-t-il dans le titre, n'étaient pas en reste : le geste de François, cet homme sans enfant, un peu bourru, rectifiant l'inclinaison du béret du gamin Marcel, selon son critère à lui, pour qu'il ne ressemble pas « à un potiron », m'a retournée. Un regard, un geste, quelques mots, d'une absolue justesse, qu'il s'autorise avec cet enfant dont il n'oublie jamais qu'il est écorché vif.
« Cinq femmes » est donc mon deuxième livre de ceux que
Marcel Cohen sous-titre «
Faits ». Les exégètes dissertent sur une façon nouvelle d'aborder l'histoire, par la transcription des «
faits » quotidiens d'une vie singulière.
Moi, je vois simplement dans ce livre-ci la preuve indubitable que l'amour se dit mieux en gestes, en
faits, qu'en mots. Les attentions, les inquiétudes, la tendresse retenue, la présence discrète mais ininterrompue de ceux dont l'enfant
Marcel Cohen a partagé la vie, après-guerre, par épisodes successifs, sont bouleversantes, d'une intensité que des mots d'amour n'auraient su atteindre.
Le talent de
Marcel Cohen pour transcrire cet amour sans jamais le nommer, en rapportant ces «
faits » minuscules dans leur banalité, immenses dans ce qu'ils sous-entendent, est tout aussi émouvant.