Le temps d'un court récit, l'auteur nous remémore le drame de Tchernobyl.
La couverture dégage une force incroyable. On y voit une maison inhabitée au-dessus d'un immense trou noir. Elle semble y tomber, sans aucune chance de pouvoir s'en échapper.
Ce gouffre noir, sans fond, c'est la zone interdite.
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Ce court roman s'ouvre sur une scène absolument saisissante.
Un homme, Gouri, revient seul, dans la région de Pripyat, deux ans après la catastrophe nucléaire.
Voyageant sur une vieille moto à laquelle est accrochée une remorque brimbalante, il traverse la campagne ukrainienne, les villages abandonnés pour se rendre dans la zone interdite.
"Il y a eu la vie ici
Il faudra le raconter à ceux qui reviendront
Les enfants enlaçaient les arbres »
Gouri est prêt à braver tous les dangers pour revenir dans son ancien appartement et récupérer quelque chose qu'il n'a pu emporter le jour de l'évacuation de la ville de Pripyat.
Qu'est-ce qui motive cette prise de risques insensée ?
Nous découvrons cette raison progressivement, mêlée aux pensées de Gouri qui nous ramènent sans cesse au drame du 26 avril 1986 et aux jours qui ont suivi le drame.
« La bête n'a pas d'odeur
Et ses griffes muettes zèbrent l'inconnu de nos ventres
D'entre ses mâchoires de guivre
Jaillissent des hurlements
Des venins de silence
Qui s'élancent vers les étoiles
Et ouvrent des plaies dans le noir des nuits
Nous voilà pareils à la ramure des arbres
Dignes et ne bruissant qu'à peine
Transpercés pourtant de mille épées
A la secrète incandescence »
Ce voyage à
la nuit tombée est l'occasion d'évoquer ce monde qui n'existe plus, cette vie qui n'existe plus, ce bonheur simple qui n'existe plus. Dès les premières lignes, j'ai ressenti de plein fouet, à travers les souvenirs de cet homme, sa solitude, sa peur, sa peine, son angoisse de découvrir les restes de sa vie d'avant, de ne pas retrouver ce qu'il est venu chercher.
« Ce n'était pas la guerre, ni un tremblement de terre. Nul effondrement, nul cratère d'obus. N'empêche, il fallait partir. »
Deux ans après la catastrophe nucléaire, Gouri retrouve ceux qui, bravant les interdits, ont décidé de rester malgré tout, préférant ne pas quitter leur maison, leur village et leur cadre de vie auxquels ils étaient attachés.
Gouri découvre ces lieux figés dans le temps, ces terres massivement contaminées, les arbres encrassés d'une suie noire et collante, Pripyat devenue ville fantôme avec sa grande roue et ses nacelles vides, ses immeubles abandonnés et pillés malgré la radioactivité environnante.
« Mais avec le temps, ce qui finit par te sauter en premier à la figure, ce serait plutôt cette sorte de jus qui suinte de partout, comme quelque chose qui palpiterait encore. Quelque chose de bien vivant et c'est ça qui te colle la trouille. »
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Ce que je retiens principalement, ce sont les personnages de ce roman, attachants, esquissés avec beaucoup de finesse et d'attention.
Antoine Choplin reconstitue avec une belle aisance ses vies brisées. On ressent les douleurs étouffées, les vies chamboulées, le traumatisme de ce déracinement forcé.
Iakov et Vera sont un parfait exemple de cette capacité de résilience. Leur vie à deux qui s'achève est bouleversante.
Mais il y a aussi la Ksenia, petite victime contaminée par la radioactivité.
Ou bien le jeune Piotr, traumatisé par la disparition de ses parents.
Les silences ont souvent plus de poids que les mots pour décrire l'horreur et l'incompréhension, et
Antoine Choplin s'en sert avec raison. L'auteur ne rentre pas dans les détails des souvenirs douloureux, mais j'ai été particulièrement sensible à l'aspect psychologique des personnages, leur compassion, leur pudeur, tant dans la douleur physique que psychologique, mais surtout leur courage face aux épreuves de la vie.
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Une nouvelle fois, je suis charmée par l'écriture d'
Antoine Choplin qui entremêle habilement la fiction et la réalité.
J'y ai retrouvé le style qui m'avait tant plu dans «
le héron de Guernica », cette écriture épurée, simple, profonde et vibrante d'émotions, qui s'affranchit de ponctuation dans les dialogues pour mieux se fondre dans le récit.
Ce choix d'une écriture sobre crée un fort contraste avec les événements dramatiques, rendant le récit d'autant plus émouvant et poignant.
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Pour conclure, je referme ce roman très touchée par sa poésie, son humanisme. Les personnages m'ont impressionnée par leur courage et leur force morale.
«
La nuit tombée » est un beau roman que je vous conseille.