Fait notable, ce texte de 1970 a été entièrement composé par
Beckett en français. Absurde et dérisoire, il est nécessairement vrai. Dès les premières lignes, un rapport tout particulier est créé entre le narrateur (omniscient ?) et le lecteur. Serait-ce de la connivence, de la dépendance ? En tout cas, le narrateur impose son autorité : les faits relatés, il prétend les connaître. Un peu comme dans les contes populaires roumains "car si n'étais point ne conterais" (și dacă n-ar fi fost nu s-ar mai povesti), il est interdit aux lecteurs de douter de la véracité du récit : "Le voyage de
Mercier et Camier, je peux le raconter si je veux, car j'étais avec eux tout le temps". D'ailleurs, Mercier a la sensation qu'ils sont accompagnés, puisqu'il sent "comme la présence d'un tiers"… "Elle nous enveloppe. Je l'ai senti depuis le premier jour. Je suis pourtant rien moins que spirite". Qui est-ce donc : le narrateur omniscient, omniprésent, ou bien Dieu ? Les deux voyageurs n'ont qu'une seule certitude lorsqu'ils commencent à entreprendre ce périple : "celle de ne
pas se lancer à la légère dans l'aventure" Et combien de temps ? "ce n'est
pas tous les jours qu'il est donné de couper en quatre un cheveu de cette qualité. Car du moment que l'on vit, bernique." Je relève ici que ce symbole de déception n'est qu'une patelle, un mollusque gastéropode. Si l'on considère que le voyage est la métaphore de la tragédie de la naissance, un rapprochement avec "
Fin de partie" devient possible. le protagoniste de la pièce de théâtre, Hamm, affirme : "Vous êtes sur terre, c'est sans remède !" Cette vie doit être vécue, c'est tout. Il faut faire le voyage et avancer, même au rythme d'un mollusque. Il revient donc au narrateur investi de sa prérogative de créateur et artiste de reconstituer la nature. le dernier rapprochement que je vous propose c'est avec
Marguerite Yourcenar qui, dans "
Nouvelles orientales", raconte l'histoire cruelle d'un peintre condamné à mort qui s'échappe en se glissant dans un tableau représentant la mer : "
Comment Wang-Fô fut sauvé" : Wang-Fô et son disciple "disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que le peintre venait d'inventer". Si le cadre du roman de
Beckett ne connaît
pas les mers et les frontières, il ressemble plutôt à la campagne irlandaise où la mer n'est finalement jamais trop loin. La pluie pourrait d'ailleurs être un autre symbole de la dissolution, disparition imminente : "c'est tordant mais on n'arrive
pas à se tordre, à se dissoudre dans le sourire mille fois souri." C'est dans un bar qu'à la fin du roman les deux personnages tenteront, en citadins invétérés, de se noyer. Les derniers mots du roman sont : [le bruit de] la pluie sur l'eau.