« Même quand l'oiseau marche
il sent qu'il a des ailes. »
Antoine-Marin Lemierre, Oeuvres
De
Jean-François Beauchemin, je connaissais «
le jour des corneilles » dont je garde en mémoire l'univers sauvage et mystérieux, sinistre et dérangeant, brutal et déroutant.
Lorsque j'ai vu la magnifique couverture représentant un petit roitelet sous fond vert, et lu le très beau billet de Michel (@Michel69004), il était évident que «
le roitelet » ferait partie de mes prochaines lectures.
Ce qui est particulièrement troublant, c'est l'atmosphère qui oppose ces deux romans. Si «
le jour des corneilles » m'a plongée dans une atmosphère où la fascination se mélangeait à un sentiment d'oppression et de malaise, ce roman-ci m'a profondément touchée.
À travers l'histoire de deux frères orphelins depuis quelques années,
Jean-François Beauchemin explore les thèmes de l'âme humaine, de la folie, de la schizophrénie, de l'identité, de la différence. Malgré les drames, la peur, la solitude, il se dégage beaucoup de douceur, de sensibilité, d'humour, d'attention, de compréhension dans ce petit récit. L'auteur véhicule de magnifiques valeurs de partage, de générosité et d'acceptation.
« le mot schizophrénie, formé à partir du grec skhizein (fendre) et phrên (esprit), ne pourrait mieux illustrer le coup de hache qui un jour a fait voler en éclats l'existence de mon frère, et ouvert en lui une brèche impossible à refermer. Je tente comme je peux de me glisser avec lui dans cette ouverture, mais n'y parviens jamais qu'à moitié : les épaisses ténèbres que j'y rencontre m'empêchent de me mouvoir librement, et me forcent à rebrousser chemin. »
*
Je vais commencer tout d'abord par les mots de l'auteur écrits dans le dernier chapitre :
« … il n'y a presque rien dans ce livre que j'ai terminé d'écrire il y a trois jours, juste une histoire au fond très simple de jardins qu'on soigne et qu'on arrose, de saisons qui passent et de gens quelquefois malheureux, c'est vrai, mais en paix relative avec leurs regrets, sans peur exagérée de l'avenir, et qui s'étonnent ensemble de la brièveté de leur existence. Et puis, entremêlée à celle de ces gens ordinaires, l'histoire aussi d'un homme à la tête pleine d'ombres et de secrets, mais au sommet de laquelle filtre un mince rai de lumière, un roitelet, qui plus douloureusement que les autres se trouble des transformations qui s'opèrent en lui. »
C'est vrai, il n'y a presque rien dans ce livre, c'est une histoire banale, celle de ces deux frères, l'un écrivain, l'autre souffrant de troubles psychiques. Mais dès les premières lignes du roman, j'ai été séduite par la beauté poétique du texte, par les émotions qui en émanent. Ce petit roman est une petite pépite.
«
le roitelet » est remarquable dans sa capacité à décrire avec empathie et justesse le monde dans lequel vit ce jeune frère.
Dès les premières lignes, on comprend l'élément déclencheur de cette maladie et ses tous premiers symptômes. L'adolescent est à un moment transitoire de sa vie où, comme un oisillon trop frêle encore dans son nid, il est impuissant à prendre son envol pour explorer le monde.
« À ce moment je me suis dit pour la première fois qu'il ressemblait, avec ses cheveux courts aux vifs reflets mordorés, à ce petit oiseau délicat,
le roitelet, dont le dessus de la tête est éclaboussé d'une tache jaune. Oui, c'est ça : mon frère devenait peu à peu un roitelet, un oiseau fragile dont l'or et la lumière de l'esprit s'échappaient par le haut de la tête. Je me souvenais aussi que le mot roitelet désignait un roi au pouvoir très faible, voire nul, régnant sur un pays sans prestige, un pays de songes et de chimères, pourrait-on dire. »
Cet événement traumatique va le fragiliser, le briser, ouvrir dans son esprit une déchirure impossible à colmater malgré tout l'amour qu'il reçoit, le transformant peu à peu en une personne qui ne se reconnaît plus, qui ne comprend plus le monde dans lequel il vit, qui n'y trouve plus sa place. Incapable de reprendre le contrôle de ses émotions, il se replie sur lui-même.
« J'ai cessé d'être tout à fait dans cette vie. Je sens que s'ouvrent devant moi les portes d'un pays terrible, et que j'y suis repoussé comme à la périphérie des choses et du Monde. »
*
Les deux personnages principaux sont très bien construits, avec une psychologie complexe et nuancée qui rend leur histoire encore plus captivante et émouvante.
Ce qui m'a plu, c'est la beauté de cette relation fraternelle, leur connivence, leur attachement, leur affection mutuelle.
La maladie n'a pas creusé de fossé entre eux. Bien au contraire, ils ont réussi à créer des passerelles pour se retrouver, communiquer, partager, se livrer, s'écouter, s'aider : des petits riens qui font tout, une présence, un regard, un sourire, quelques paroles, un geste, prendre du temps pour l'autre.
Le silence a une importance capitale dans ce récit. Mais ce n'est pas un silence qui éloigne : loin de là, c'est un silence qui rapproche, qui lie.
Car il y a des silences qui ne sont pas vides.
Car il y a des silences remplis d'amour et de compréhension.
Car il y a des silences qui parlent et trouvent les mots justes.
*
Le roman traite des thèmes profonds et universels de l'existence humaine tels que l'amour, la recherche du bonheur, la famille, le deuil, le chagrin, la maladie. J'ai ressenti un sentiment de sérénité et de paix, sentiment que le narrateur n'a pas toujours réussi à transmettre à son jeune frère.
« Regarde un peu ces lucioles. Elles clignotent dans la nuit pour se reconnaître entre elles. Mais moi, je ne suis la lampe de personne. »
Les parents sont présents dans les souvenirs des deux frères, dans leurs pensées, leurs rêves. Malgré leur absence, ils continuent à les guider, les rassurer, les protéger, les aider à trouver leur chemin.
« Réfléchis, mais ne fais pas que réfléchir ; émerveille-toi aussi. Émerveille-toi, mais ne fais pas que t'émerveiller ; réfléchis aussi. » Ça sera la grande affaire de ta vie. »
*
Tout au long du livre, j'ai eu l'impression de toucher du doigt ce que peut éprouver au quotidien une personne schizophrène, je me suis sentie ballotée entre deux mondes qui cohabitaient : une réalité effrayante, éprouvante, impénétrable, difficile à vivre et le sentiment d'un monde invisible, obscur fait d'ombres et de peurs. J'ai ressenti combien cet homme était malheureux, seul, inquiet, combien la maladie l'éloignait des autres et de lui-même.
Les idées sont là, mais confuses, désordonnées, décousues. Elles mettent parfois du temps à se démêler dans l'écheveau de sa pensée, mais lorsqu'elles jaillissent, elles sont pleines de bon sens, de vérités et de finesse d'esprit.
« Je suis un puits sans fond. J'ai beau fouiller en moi, je n'aperçois rien qu'une nuit profonde. Je suis perdu. »
*
La nature, les oiseaux et la poésie forment un plaid chaud, doux et réconfortant dans lequel s'enveloppent les deux hommes. J'ai aimé cette atmosphère dans laquelle je me suis sentie apaisée.
Nous vivons dans un monde qui va trop vite, qui nous rend sourd et aveugle aux autres et qui nous fait perdre l'essentiel.
Ce roman est tourné vers la beauté du monde qui nous entoure, vers les choses simples de la vie que l'on ne voit pas toujours : la beauté de la nature, la vie apaisante à la campagne, une promenade en forêt, la simplicité d'un coucher de soleil, la lumière du matin, le chant des oiseaux, les fleurs de son jardin, le lien affectif avec son animal de compagnie, une belle soirée entre amis, un minestrone réalisé avec la recette de sa mère.
C'est un monde qui n'a que faire de l'étroitesse d'esprit, de la malveillance, de l'hypocrisie, de l'économie des liens sociaux.
*
Pour conclure, malgré l'évocation de la dureté de la maladie, cette lecture fût un concentré de bonheur. J'ai aimé ce roman introspectif et sensible, teinté de douceur et d'amertume, de tristesse et de joie, d'images effrayantes et de rêves, de personnages pétris d'humanité que l'on ne quitte qu'à regret.
« Je crois au contraire qu'en dépit de tout, des jours radieux s'ouvrent devant nous. Mais nous sommes de mauvais peintres, et nous manquons de recul, et peignons sur la toile un paysage déformé par notre vision trop étroite. »
L'écriture, à la fois poétique et bouleversante, tendre et percutante, offre un univers pudique et doux, une profondeur émotionnelle qui m'a empoignée, mais dont je garde un sentiment de sérénité.
C'est un récit à découvrir absolument.