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Juste un corps" est un petit livre couleur chair, comme un organe qu'on tiendrait entre les mains. Il n'est pas épais, juste une centaine de pages, un livre qui semble bien maigre, rapide à ingérer et s'avère en fin de compte extrêmement nourrissant. Publié dans l'originale et belle collection « Traits et portraits », une collection regroupant des auteurs se livrant avec bonheur au jeu de l'autoportrait accompagné d'une iconographie et d'archives personnelles,
Claude Arnaud nous rappelle dans "
Juste un corps" une réalité souvent délaissée : c'est à partir de son corps que l'écrivain s'exprime.
Il y aborde de façon intime le mystère de son anatomie et la singularité de son corps pensant d'écrivain. Son corps matériel est une énigme et il ne s'en cache pas. « J'oublie mon corps, le plus souvent. Tout comme je respire sans penser à mes poumons, je vis sans me soucier de lui. (...) Ma toute première maison m'est étrangère, faute d'yeux capables de me la figurer. »
Claude Arnaud en s'interrogeant sur l'opacité de son corps, en s'étonnant de son incarnation m'a renvoyé à l'étrangeté du mien, cet amas de muscles, viscères et artères. Aucun de nous n'en a une vision globale et faute d'une culture médicale, ses mécanismes et son fonctionnement nous échappent presque totalement. Ne dit-on pas qu'être en bonne santé est un état d'inconscience du corps ? Un monde mystérieux et qui pourtant nous porte et que nous habitons.
Claude Arnaud évoque avec une touchante sincérité son enfance où il ressemblait à une fille, son adolescence où il a maltraité son corps en lui infligeant des épisodes de boulimie et d'anorexie, son attrait pour les hommes, ses problèmes digestifs persistants, le mal de dos à la quarantaine. L'écriture de cette mise à nu plus existentielle que charnelle est sobre, crue, parfois cruelle, sans mièvrerie ni obscénité gratuite. le ton peut sembler par moment froid et clinique, mais la franchise et la profondeur qui se dégagent du texte ainsi que quelques traits d'humour réchauffent le tout.
La relation ambivalente que l'auteur entretient avec son corps m'a surpris et fait réfléchir à la mienne, car j'ai, un peu comme tout le monde, une image négative de mon anatomie. On hérite tous d'un corps qu'on n'a pas choisi et sur lequel on n'a aucun pouvoir. Il nous faut l'apprivoiser, ce corps qui refuse de se plier à la volonté dictatoriale de son locataire et qui nous rappelle régulièrement qu'il n'est pas ce qu'on croit être. Comme j'ai appris avec le temps à mieux comprendre le mien,
Claude Arnaud a apprivoisé le sien grâce à une attention soutenue, à une écoute permanente, à un dialogue pour non seulement l'entendre, mais aussi lui donner un rôle, le faire participer à cette gouvernance solitaire qu'est l'écriture.
Car bien vite, le lecteur comprend qu'il va s'agir dans ce livre, avant tout, du corps de l'écrivain et de son rapport à l'écriture.
Claude Arnaud se livre ainsi à une profonde exploration de la littérature, à une évocation d'autres écrivains qui l'ont traversé et le traversent encore. le texte commence par une citation de
Gide qui donne la tonalité du livre : « Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux, je veux que mes pieds nus le sentent. » J'ai senti
Claude Arnaud fortement marqué et influencé par
André Gide, dans son écriture extrêmement sensible et sensuelle, dans sa finesse d'analyse, dans sa liberté à être ce qu'il est sans restriction, dans son exploration de lui-même. Fidèle à ces principes, il se remémore et nous dévoile avec simplicité et sincérité les tourments qui le rongent lors de la conception de ses livres, les angoisses qui l'habitent lors de leur parution en empruntant le vocabulaire de la procréation et de l'autofécondation. Des oeuvres autofécondées par un écrivain qui se déplie et se multiplie, qui engendre des corps littéraires dans la douleur et la durée. Car cet engendrement littéraire prend du temps, mobilise énormément d'énergie, sépare du monde, éreinte le corps charnel, puise dans ses réserves, dans ses souvenirs, dans ses sensations. Je trouve cependant que les propos de l'auteur sont excessifs lorsqu'il parle de la « solitude toxique » de l'écrivain au travail qui regarde « les autres vivre avec la mélancolie des infirmes surprenant les passants marcher à l'air libre. » Mais peut-être est-ce ironique ? Quoi qu'il en soit, si
le processus de création littéraire parait exténuant et avilissant, il n'en est pas moins nécessaire et même vital pour
Claude Arnaud. J'ai senti qu'il répondait à un besoin de transcendance de l'auteur même si, moniste et païen en diable, il s'en défendrait peut-être. Mais les textes qu'il a écrits pour exorciser la mort de ses proches, celle de sa mère emportée par la leucémie, et celle de ses frères morts suicidés ressemblent fort à un cérémonial funéraire. « Mon corps a longtemps été leur tombeau, avant que je ne les ensevelisse dans un livre. » Mieux encore, les livres autofécondés qu'il a engendrés deviennent eux-mêmes un corps et dans une comparaison certes un peu rebattue, il les identifie aux enfants qu'il n'a pas eus, comme une descendance qui le prolongerait, comme un corps littéraire qui lui survivrait éternellement.
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Juste un corps" est un livre d'une grande profondeur et d'une tendresse confondante, un petit livre que l'on peut juger bien maigre en raison d'une écriture à l'os faite de phrases musclées et nerveuses, en raison d'un style direct, rapide et sans vernis qui va à l'essentiel. Un livre que l'on peut qualifier d'anorexique, mais qui par la densité de ses analyses et la richesse des sensations qu'il procure rassasiera les plus friands d'entre nous.