Françoise Héritier, le goût des autres

Françoise parlait souvent de cette leçon et de l'émotion qu'elle lui avait procurée. Bien sûr, elle savait déjà comment les théories et les concepts de son maître s'étaient élaborés, mais il se produisait toujours quelque chose de spécial quand Lévi-Strauss parlait : d'abord sa voix, son grain de voix, grave et tremblé, cette manière douce et brutale à la fois d'asséner son rapport au monde, sa violence poétique, les brusques accélérandos de sa pensée, cette mise hors de soi, cette intelligence continue sans béance, ces acrobaties intellectuelles à l'issue desquelles il retombait toujours sur ses pieds, ce rousseauisme paradoxal, cette forme d'ironie crépusculaire et ce désir de mettre à nu les choses essentielles, les ossatures.

L'ethnologie n'est pas la description du sauvage ni l'étude du lointain, mais une méthode contemporaine pour rendre intelligible le chaos des faits sociaux, trouver l'ordre sous le désordre et tenter de mettre au jour les mécanismes universels de la pensée.

Elle refuse que son enfant soit éduquée dans l'idée qu'une fille est, par essence, insuffisante, inférieure et incapable d'égaler l'autre sexe. La mère prend acte et coupe les liens.

Dans son magnifique roman Des hommes, paru en 2009, Laurent Mauvignier raconte comment les souffrances de ces jeunes soldats sur le front furent tenues sous le boisseau du silence et de la honte et n'arriveront jamais à cicatriser. C'est le cas de son "héros", Bernard, surnommé "Feu-de-Bois", rongé par le remords de la violence qu'il a fait subir en Algérie, mais gardant le silence envers et contre tout - personnage magistralement interprété par Gérard Depardieu en 2020 dans le film que Lucas Belvaux a tiré du roman.

Car il ne s'agit pas - ni pour Françoise ni pour Michel - de faire de l'ethnologie à l'ancienne, comme le firent Marcel Griaule ou Alfred Métraux, mais bien d'inventer une nouvelle science qui, à partir de données collectées dans le monde entier, pourra découvrir les structures universelles au fondement de toute société et mettre en évidence des appareils cognitifs anciens.

Elle n'est pas la première à embrasser cette profession et a conscience de s'inscrire dans une lignée de femmes ethnologues pas assez reconnues. Dès l'aube des années 1930, Germaine Dieterlen, Deborah Lifchitz, Germaine Tillion, Denise Paulme avaient déjà ouvert le chemin en partant pour l'Afrique.

Elle décide de se consacrer à cette nouvelle discipline et commence par acheter le livre de son nouveau maître publié l'année passée, Tristes Tropiques, qui commence ainsi : "Je hais les voyages et les explorateurs." Contrairement à ceux qui parcourent le monde en quête de sensations fortes pour raconter, à leur retour, de manière pseudo-savante, dans des conférences, la vie des "sauvages", Claude Lévi-Strauss entend, dans cet ouvrage révolutionnaire, renouer avec l'ancienne tradition philosophique du voyage, effacer le goût impudique du sensationnel, tout en assumant sa propre subjectivité : "On court le monde d'abord à la recherche de soi."

Le café n'a pas changé. Les fresques sont toujours là, le service sympa et, dans ce quartier pourtant touristique, les serveurs ne vous demandent pas de consommer tous les quarts d'heure. On peut encore aujourd'hui y passer un après-midi entier à lire un bouquin. Dans son livre Dans le café de la jeunesse perdue, Patrick Modiano raconte merveilleusement la vie des habitués des cafés de Saint-Germain-des-Prés à cette époque-là : "J'ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous êtes attiré vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela, de manière imperceptible, sans même vous en douter."

Françoise croit à ce que vous donne l'enfance. Elle appelle cela des "façonnages".

A l'heure du tout voir, du tout savoir, du tout exposer, à l'heure où des jeunes filles sont victimes chaque jour de harcèlement sexuel sur les réseaux sociaux, à l'heure où le corps des femmes continue à être une marchandise ou un butin de guerre, à l'heure où l'intégrisme gagne du terrain, à l'heure où, en Ukraine, le viol est une arme de guerre, à l'heure où, en Afghanistan, les filles n'ont pas eu le droit de faire leur rentrée des classes, à l'heure où la Cour suprême aux Etats-Unis vient de supprimer la protection fédérale du droit à l'avortement, Françoise Héritier m'apparaît comme une vigie, une lanceuse d'alerte, une scientifique qui nous laisse en héritage des manières et des moyens de combattre les violences sexuelles, sociales et politiques dans un monde inégalitaire et fragmenté.