Citations de Lambert Schlechter (65)
obliques rayons du crépuscule
irradient sur collines et vallons
jeux d'ombre et de lumière
élémentaire mélancolie de l'existence
tout compte et rien n'importe
j'existe le monde existe tout est insensé
et tout est merveilleux
la vie est démesurément belle
et la mort est immensément là
(" Je est un pronom sans conséquence")
Sur la pente de la vie
plus le temps va vite, plus il ralentit
moins il reste de moments
plus ils irradient
autrefois pour une journée de soleil
on disait:il fait beau aujourd'hui
ce matin sous le ciel bleu
je dis:il fait beau dans la vie
j'aime-et chaque instant est grâce
Pas encore, je n'ai pas encore
assez étudié le manège des saisons
pas encore, je n'ai pas encore
vraiment compris le vol des abeilles
pas encore, je n'ai pas encore
lu tous les livres d'Erri De Luca
pas encore, je n'ai pas encore
assez aimé celle que j'aime
mon éternité, c'est encore quelques instants
Sous ce ciel, à la lisière de cet horizon
vit celle que, miraculeusement, j'aime
dans l'abîme du temps, dans la confusion des siècles,
parmi l'indescriptible chaos de tout ce qui est
au coeur de l'absurde non sens de la vie
vit celle que, miraculeusement , j'aime
quand j'ouvre les yeux c'est elle que je veux regarder
quand la vie me sourit, c'est elle qui sourit
quand je nomme le bonheur, c'est son nom que je dis
Et si je vous disais que dans le ciel
tout bleu les oies sauvages sont passées
et si je vous disais qu'elles m'appelaient
viens au lointain nord avec nous viens
et si je vous disais que je suis parti
avec elles me dissoudre au-delà de l'horizon
et si je vous disais que mon âme chétive
a tout doucement bleui dans la bleuitė
le bleu du ciel-ma demeure à jamais
parfois je me demande comment je fais pour tenir debout parmi les débris et les traumatismes, les cassures et les effondrements
si les circonstances ou les convenances (trop proche voisinage, trop minces cloisons, etc) ne permettent pas vraiment de hurler, cela diminue substantiellement la qualité de la jouissance finale
CXIV
jamais plus — pathétisme qui n'émeut
personne, sauf celui qui le profère
j'ai le cœur brisé — parole de midinette
sauf pour celui qui a le cœur brisé
je ne vais plus jamais goûter ton miel
produit par les abeilles du désir
douceur / douleur, ça bascule à l'endroit
même où nos deux initiales s'enlacent
tombe le couperet du désamour
toute la douceur était si doux leurre
Je t'ai regardée beaucoup
et ça m'a beaucoup ému
Je t'ai trouvée si belle
que ça m'a presque fait pleurer
et j'ai pensé au dedans de moi
que je ne voulais pas bientôt mourir
et j'ai pensé que je voulais encore
et encore te prendre dans mes bras
il m'importe mon amour que nous vivions
(" Je est un pronom sans conséquence ")
60.
Disques et cassettes, par centaines alignés sur les planches ; muettement, ici c'est silence, je n'écoute plus de musique, presque plus, presque jamais, j'aime & cultive le silence, il pèse mais apaise aussi, je suis tout le temps, inconsciemment, à l'affût, ne pas être surpris, entendre à temps si jamais quelqu'un s'approche, frappe ou sonne à ma porte, cela n'arrive que très rarement, quand ça sonne, c'est le facteur, avec des livres ou une signature pour une lettre recommandée, quand ça sonne c'est le gamin de la femme de ménage qui vient voir la chatte, deux ou trois fois par semaine il entre et monte à l'étage, à la recherche de l'animal qui somnole dans une des chambres, après un quart d'heure il redescend, dit à bientôt et s'en va, quand ça sonne c'est la petite Norya qui vient avec son père ou sa mère, elle a deux ans, toute gracieuse & espiègle, elle adore explorer mon logis, court d'une pièce à l'autre, s'empare des stylos qui traînent partout, me demande de lui dessiner un bébé chat, – tout le reste du temps je suis seul dans ma grande maison, seul et muet et silencieux, je lis, étudie, écris, de temps en temps je monte à ma chambre, m'allonger, somnoler, avant de glisser dans la somnolence, je suis assailli par les souvenirs, presque chaque fois le spectre de l'autre maison, je me promène à travers les pièces, me souviens de notre vie, dix années abîmées effondrées détruites dissoutes, a heap of broken images...
30 décembre 2008
c’est une tristesse …
c’est une tristesse mais qui ne tue pas
alors je l’accueille en souriant presque
un sourire est venu pendant la nuit
un sourire muet sur une image muette
un regard qui me regarde sans me voir
un sourire qui me parle sans rien demander
alors je l’accueille, ce sourire de la nuit
en souriant presque, et en tremblant
c’est un bonheur d’une infinie tristesse
LXXI
et tout le temps à mon doigt
cette bague qui me nargue
hier il a bien fallu que je me musse
j'ai pris la route et j'ai roulé roulé
je vis lentement, lentement temps passe
vie lentement va, mort lentement vient
en quelques semaines j'ai griffonné
le roman d'une belle amour, cinq cent pages
marcher beaucoup tout au long des journées:
autour de la table de la cuisine
Encore et encore je contemple
le gros plan de ta fleur d’amour
icône sainte & sacrée
de mon unique religion
Fragment 2 303
extrait 2
C’est Ève qui invente le temps, instaure la connaissance et le désir.
C’est Ève qui trouve la mort et donne la vie – et ce qui fait vivre : le besoin de savoir et l’envie de jouir.
Adam ne fait que croquer la pomme qu’Eve vient d’arracher à l’arbre interdit – mais désormais il va bander et cogiter.
Si Ève n’avait pas désobéi, ils n’auraient pas inventé la roue, si Eve n’avait pas désobéi, ils n’auraient pas transformé la mécanique du coït en un rite d’érotiques délices.
Ma seule intervention dans tout ça, c’était d’interdire.
Et l’admirable riposte de la femme m’a épaté.
La chambre que je préfère
est ta chambre fleurie
et peu importe alors
si ton beau drap est mon linceul
Fragment 2 018
– Si on me demandait, quelles sont les dix créations dont je suis le plus fier, je dirais en vrac : la lune l’œil le tournesol la grue cendrée le Lac des Quatre Cantons la coccinelle le lapis-lazuli les larmes l’hippocampe le clitoris – et j’ajouterais : le flocon de neige.
39.
Féerique aurore, chaque matin, depuis dix jours, émerveillement d'année en année, de jour en jour plus ardent, émerveillement devant la beauté du monde, la douce véhémente déchirante beauté de tout ce qui est, encore un jour, encore un jour, et tout cela je l'emmagasine, thésaurise, mais y touchant à peine, toujours en tangence, conscience de plus en plus aiguë que j'existe à peine, oui, insoutenable légèreté, immense gratitude, précarité de tout instant — pendant deux jours promenades dans Florence, les rues, les places, les passants, la vie qui grouille, tous ces gens dont je ne sais rien, dont je ne connais ni les pensées ni les bonheurs ni les soucis ni les souffrances, je suis allé à Florence avec ma sœur accueillir ma fille qui arrive le matin de Provence avec l'autobus de nuit, incommensurable bonheur de la serrer dans mes bras, nous serons ensemble quelques jours, — visitons le cloître San Marco, « Jugement dernier » de Fra Angelico, i dannati e i beati... ite maledicti in ignem eternum [« allez maudits dans le feu éternel »], un des damnés est tellement désespéré qu'il se mord l'avant-bras jusqu'au sang, puis au premier étage du cloître la grande fresque de « L'Annonciation », ineffable douceur — les peintres, encore et encore, racontent, récitent, évoquent, font voir cette pathétique et repoussante religion, la beauté pendant des siècles était contrainte à s'incarner dans les thèmes de cette maladive malsaine foi.
10 octobre 2008, Sole
CAHIER MOU BROUILLON…
Épilogues & incises, printemps 1994. — Je vais mourir. J’écris mon dernier livre. Il m’a fallu dix insomnies consécutives pour mettre bas ces deux phrases. Et maintenant elles sont là, — et ne signifient presque rien. Et pourtant il fallait les noter comme ça et pas autrement. Parmi ce que j’écris ces jours-ci il y a ces phrases-là. // J’écris à coups d’insomnie. // Il est vrai aussi qu’à M je rêve, à la tiédeur de ses nymphes au moment où je les effleure — et son soupir quand en elle plus loin je vais. // Nommer des choses simples, parce rien n’est compliqué. // Dix fois la nuit je me lève, me rhabille. La mort n’est pas ésotérique. La solitude n’est pas mystérieuse. La mort est froide et la solitude est banale. // Et j’ai envie de mourir et j’ai peur de mourir, — envie, parce que cela me permettrait de dormir ; peur parce que demain est un autre jour. // Et dehors le long du mur de la maison, les crocus jaunes sont là depuis deux semaines. Et les crocus jaunes, ça me rappelle quelque chose. // Et plusieurs fois la nuit je descends dans la chambre de mon fils, le regarde, m’accroupis, pose la main sur son front. C’est la nuit. Le silence. J’entends respirer l’enfant. // Cinq ans que ma femme est partie. Ce soir, en rangeant de vieux papiers, j’ai retrouvé une lettre qu’elle m’a écrite à dix-neuf ans, sur les joies de nos corps les premiers mois, — ce sont des mots qui comptent encore vingt-cinq ans plus tard. Ce bonheur-là, nous l’avons connu. Je suis en vie. Je m’en souviens, avec ses mots à elle. À sentir ton corps si chaud contre le mien, je pourrais pleurer de joie. Plus je suis enveloppée de tes bras et serrée contre toi, plus j’ai cette conviction que plus rien ne pourra m’arriver, lettre du 7 janvier 1970, elle avait dix-neuf ans. J’ai réussi à la protéger pendant vingt ans, puis j’ai échoué. Elle est morte. /
pendant la promenade au cimetière
sa main vient trouver ma main
au fond de la poche de mon manteau
et nos doigts au nez des macchabées font l’amour
L’endormissement et son euphorie
nous les connaissons déjà
alors pourquoi l’autre somnolence
nous ferait-elle peur?