Rencontre avec Fabienne Brugère à l'occasion de la parution de Désaimer. Manuel d'un retour à la vie aux éditions Flammarion.
voir sur le site (https://www.ombres-blanches.fr/product/2052442/fabienne-brugere-desaimer-manuel-d-un-retour-a-la-vie)
--
02/07/2024 - Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER
Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite (https://ausha.co/politique-de-confidentialite) pour plus d'informations.
La voix c'est fondamental, c'est l'expression. Mais pour la déployer, il faut déjà avoir pu s'aménager un espace pour qu'elle puisse surgir. Ce que la philosophe Carol Gilligan a montré dans son livre "In a different voice", c'est qu'en fait, les femmes peuvent parler, dire, mais ne sont jamais écoutées parce qu'elles ne disposent pas de cet espace qui permet que leurs voix soient portées. Carol Gilligan a insisté sur la dimension de l'écoute, sur le fait que les démocraties devraient déjà se constituer à travers l'écoute de tous les groupes, et au premier titre, les groupes opprimés et auxquels il faut donner une place, ne serait-ce que la place de l'écoute. Cette notion d'écoute est aujourd'hui fondamentale en philosophie, dans une dimension politique.
Certes, le désamour n'est pas nouveau. Ovide
écrit un art d'aimer au début de l'ère chrétienne,
qu'il fait suivre L'année d'après par un art de désaimer, Il a raison dans sa construction des parallélismes. Pratiquer l'art de désaimer est aussi essentiel que de pratiquer l'art d'aimer. Cest même nécessaire pour mener sa vie à bien. Ne plus aimer, c'est guérir de ce qui fut un attachement, une passion, un mode de vie intense du corps et de l'âme
p. 13.
Je suis née femme, ce qui veut dire, en France, le chiffre 2 comme premier numéro sur la carte vitale, alors que les hommes, de naissance ont droit au numéro 1.
Toutefois, il n`est pas sûr qu'il puisse s'agir d'un art, car l'art est une activité de production (poiesis) à partir d'un ensemble de règles, de méthodes à observer. Il y a de l'habileté, du talent, un don dans l'art. Or le désamour commence avec une vie devenue quasiment nue, dépouillée, où le sujet est férocement abîmé. Peut-on évoquer l'art quand il s'agit d'éviter labîme ?
p. 14.
L'abandon de l'autre a ses justifications dans notre hypermodernité individualiste. On reconnaît comme un droit de l'individu celui de partir pour se réaliser lui-même, pour aimer quelqu'un d'autre ou parce qu'il semblerait qu'il soit impossible de rester, de continuer. On s'intéresse peu à l'abandon, à la blessure de ceux qui sont quittés au nom de ce droit de l'individu, dont on pense qu'il fut acquis chèrement et qu'il constitue l'une des bases de nos vies démocratiques. On laisse aux psys cette expérience de l'abandon et tout ce qu'elle porte de tragique, de destructeur et de dévastateur pour une existence.
Il n'en va pas de même pour les garçons tout simplement parce que les filles n'oseraient pas proposer le même classement ; on ne leur a pas appris à juger les garçons uniquement sur leur physique. D'ailleurs, on ne dit pas d'un garçon qu'il est "baisable", sinon à se prendre pour Virginie Despentes. On le sait bien. Les filles doivent tout faire pour être belles et on dit d'ailleurs que, trop intelligentes, elles n'arrivent pas à trouver de mari. Devenir une femme est un travail à temps complet évalué par le regard masculin. Ce temps social coûte cher ; il s'agit de devenir féminine.
Fuir, faire du bruit et sortir en claquant la porte, se retirer du monde des dominants, c'est affirmer que le monde, tel qu'il est, est invivable. Se retirer, c'est déshabiter le monde pour l'habiter autrement.
La phrase de Françoise Giroud, "La femme serait vraiment l'égale de l'homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente", est une belle formulation de cette inégalité.
Le pouvoir des femmes n'est accepté qu'à condition qu'il se déploie dans des espaces définis et qu'il n'empiète pas sur les prérogatives publiques des hommes.
Dans les relations entre les hommes et les femmes, nous avons besoin d'un féminisme du chiffre deux, non parce que la femme est le deuxième sexe, mais parce qu'elle est le un qui peut faire deux avec l'autre un.