Il est des écrivains dont le regard nous offre une fenêtre ouverte sur le monde avec une précision diabolique…
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𝗦𝘁𝗲𝗳𝗮𝗻 𝗭𝘄𝗲𝗶𝗴 est de ceux-là.
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Redoutable observateur du vivant, il perçoit les émotions avec une finesse sans égale et tout son génie réside dans sa capacité à retranscrire les sentiments humains les plus secrets avec justesse et profondeur, propulsant ainsi son lecteur en immersion totale dans son récit, tel un observateur invisible capable de capter au plus près, et avec une sensibilité démultipliée, tout le bouillonnement interne des âmes tourmentées qui l'entourent.
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Avec 𝗟𝗮 𝗣𝗲𝘂𝗿, Zweig explore diverses facettes de ces émotions humaines, à travers six nouvelles où se succèdent
la peur, le doute, le remord, la jalousie, la haine, la frustration mais aussi l'innocence, l'espoir, la passion, la tendresse…
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La première nouvelle, qui a donné au livre son titre, entraîne le lecteur dans les tourments internes d'une femme adultère.
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Bien que cette nouvelle éponyme, la plus longue du recueil, soit mise en avant par la place initiale qu'elle occupe, c'est au-delà de la page centrale que se cache probablement à mes yeux le plus beau texte de Zweig qu'il m'a été donné de lire à ce jour :
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𝗟𝗮 𝗳𝗲𝗺𝗺𝗲 𝗲𝘁 𝗹𝗲 𝗽𝗮𝘆𝘀𝗮𝗴𝗲 est une pépite concentrée en un peu plus de trente pages, « l'union dangereuse de la soif et de l'ivresse » comme l'écrit Zweig, un mélange de moiteur et de lourdeur, la fusion parfaite des quatre éléments : terre, air, eau et feu, à presque faire pâlir de froid le soleil des Scorta, la pluie et la passion amoureuse en prime ! Ce récit mériterait les cinq étoiles à lui seul. Je vous en livre quelques extraits ci-dessous, pour le plaisir de lire.
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Encore du très bon Zweig !
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« Tel un rideau de théâtre, le ciel s'abaissait graduellement. Déjà l'espace entier était tendu de noir, l'air chaud et comprimé se condensait, puis il y eu un dernier moment d'arrêt pendant lequel tout se raidit dans une attente muette et lugubre. Tout paraissait étranglé par ce poids noir qui pesait sur l'abîme, les oiseaux ne pépiaient plus, les arbres avaient perdu leur frémissement et les petites herbes même n'osaient plus trembler. le ciel semblait enserrer dans un cercueil de métal le monde brûlant où tout s'était figé dans l'attente du premier éclair. »
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« Je pus ainsi observer l'inconnue à mon aise et je vis sa poitrine se soulever, comme si elle allait manquer de respiration, sa gorge délicate palpiter dans l'échancrure de son corsage ; puis ses lèvres altérées frémirent et s'entr'ouvrirent pour répéter : « Si seulement il pouvait pleuvoir ! » Ce soupir m'apparut de nouveau comme celui de toute la terre angoissée. L'air pétrifié de la jeune fille, son regard étrange tenaient du rêve et du somnambulisme. Et à la voir ainsi, blanche dans sa robe claire, se détachant sur le ciel noir, elle représentait vraiment pour moi la soif, l'espoir de toute la nature languissante. »
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« Et tandis que mon regard fiévreux plongeait dans la vallée, qui peu à peu se remplissait de lumières, je sentais chacune d'elles flamber en moi, les étoiles même brûlaient mon sang. Cette fièvre démesurée me consumait au-dedans comme au-dehors, et, comme sous l'effet d'un douloureux sortilège, il me semblait que tout ce qui m'environnait pénétrait en moi pour y grandir et y brûler. Dans un magique éveil des sens, je sentais la colère de chaque feuille, le regard sombre du chien qui, la queue tombante, se glissait près des portes, et tout, tout me faisait mal. »
« Le ciel était tout à fait vide à présent, mais il n'était pas pur. Un voile verdâtre couvrait les étoiles, et la lune montante brillait de l'éclat sinistre d'un oeil de chat. Là-haut tout était blafard, ironique et menaçant, tandis qu'en bas, bien en-dessous de cette sphère incertaine, la nuit au souffle tourmenté et voluptueux d'une femme déçue tombait, sombre, phosphorescente, comme une mer tropicale. Une dernière clarté, vive et moqueuse, brillait au firmament, en bas l'obscurité s'étendait, lourde et inquiétante : une hostilité silencieuse séparait les deux régions, une lutte sourde et dangereuse se déroulait entre le ciel et la terre. Je respirai profondément, mon trouble ne fit que grandir. Je plongeai ma main dans l'herbe. Sèche comme du bois, elle crépita entre mes doigts. »
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« Il y avait en elle une indolence et une lassitude qui me rappelaient étrangement mon propre état. Quelque chose en moi souhaitait son contact : être frôlé au passage par sa robe blanche ou respirer le parfum de ses cheveux. A ce moment-là, ses yeux se dirigèrent de mon côté. Son regard fixe et noir me pénétra, s'incrusta en moi si profondément que lui seul exista, que le visage en fut éclipsé et que je ne vis plus que cette obscurité triste, dans laquelle je me précipitai comme dans un abîme. Elle fit un pas en avant, mais ses yeux ne me lâchèrent pas, ils restaient enfoncés comme une lance noire, dont la pointe à présent touchait mon coeur, qui s'arrêta. Une seconde ou deux elle maintint ainsi son regard cloué sur moi ; je ne respirais plus, je me sentais emporté, sans volonté, par le noir aimant de cette pupille. Puis elle s'éloigna. Mon sang instantanément jaillit, comme d'une plaie, activant sa course agitée à travers mon corps.
Quoi, que m'était-il arrivé ? Il me semblait sortir des bras de la mort. Était-ce la fièvre qui m'avait troublé à ce point que je m'étais perdu dans le regard fugitif d'une passante ? Mais j'avais cru y lire cette même frénésie silencieuse, cette langueur désespérée, cette soif avide et insensée, qui m'apparaissait partout, dans le regard de la lune rouge, dans les lèvres altérées de la terre, dans le cri tourmenté des bêtes, la même qui s'agitait et brûlait en moi. Oh ! comme tout s'enchevêtrait dans cette étouffante et fantastique nuit, où tout s'était dissous en un sentiment unique d'attente et d'impatience. »
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« La nuit s'étendait à l'infini devant la maison éclairée. La vallée semblait engloutie, et le ciel brillait d'un éclat mouillé et voilé. Là non plus aucun changement, aucune fraîcheur, mais partout se retrouvait cette union dangereuse de la soif et de l'ivresse, que j'éprouvais dans mon propre sang. Quelque chose de malsain, d'humide, comme la sudation d'un fiévreux, traînait sur la campagne qui exhalait une vapeur laiteuse ; des lueurs lointaines apparaissaient et disparaissaient brusquement dans la lourde atmosphère, un anneau jaune encerclait la lune et rendait son regard mauvais. »