"Cher Art (cela ne vous dérange pas que je vous appelle Art ? C'est que j'ai l'impression de vous connaître depuis toujours...),
Je dois dire que c'est avec un réel pincement au coeur j'ai refermé la dernière page de
la frontière, à l'idée de ne plus vous revoir. Mais comme l'a dit si justement mon ami Jean-Marc, vous méritez bien quelque repos, après toutes ces décennies (je réalise que votre combat a commencé alors que je n'avais que deux ans..) de lutte implacable contre la drogue, au cours desquelles vous avez tant perdu.
Et pourtant, on aurait toujours bien besoin de vous, comme le démontrent vos dernières aventures. Je me demande d'où vous tirez votre constance et votre courage, face au constat que, finalement, rien ne change. Ou du moins que les évolutions que connait le monde de la drogue ne vont pas dans le sens d'une quelconque amélioration...
La disparition d'Adan Barrera, votre ennemi de toujours, lors de l'embuscade tenue au Guatemala afin d'éliminer ses rivaux, les cruels et incontrôlables Zetas, a finalement sonné le retour du chaos... finie la paix relative permise par la mainmise du
cartel du Sinaloa sur le trafic mexicain, après une guerre sanglante au cours de laquelle furent massacrés des dizaines de milliers de civils, assassinés des centaines de journalistes...
Voici venu le temps des "hijos", ainsi qu'ils se désignent eux-mêmes, ces fils, neveux, filleuls des Barrera, Esparza et consorts que vous avez combattu (et avec lesquels vous avez même parfois négocié, acculé dans une politique du "moins pire"), des flambeurs gâtés, brutaux et arrogants, qui se pavanent en voiture de sport, et participent à des orgies où ils bafouent la première des règles de conduite édictée par leurs aînés, en sniffant de la coke... Avides de pouvoir, ils vont s'affronter dans une lutte sans merci pour récupérer les territoires tenus par le Sinaloa.
Et voici revenu le temps de l'héroïne. Parce que la demande détermine l'offre, et qu'aux Etats-Unis, l'héroïne répond à l'addiction galopante provoquée par des anti-douleurs trop chers et plus difficiles à obtenir.
Promu à la direction de la DEA, où vous aviez entamé votre carrière, avec de nouvelles possibilités d'action, vous avez décidé de vous attaquer cette fois à l'autre grand acteur du trafic : les acheteurs. Mais vous vouliez taper fort, et avec cette volonté qui vous caractérise, et cette foi, aussi, parce que pour continuer en dépit des échecs annihilant les petites victoires, il faut bien être porté par un espoir, même infime, vous aviez pour ambition de gagner la guerre, en vous attaquant à son nerf : l'argent.
Imaginiez-vous que cela allait vous amener à un bras de fer avec les plus hautes instances d'un état plus subtilement, mais peut-être aussi corrompu que les autorités mexicaines, dans les coulisses délétères d'un pouvoir récent, à la tête duquel fanfaronnerait un rustre dangereux et inélégant (c'est bien sûr un euphémisme) fier de se proclamer capable "d'attraper la chatte des femmes " ? Qu'il allait falloir choisir entre mener la croisade jusqu'au bout et prendre le risque de voir mettre au jour les entorses que vous vous étiez permis avec la légalité, parce qu'on n'affronte pas aussi longtemps et avec tant de proximité les puissants du trafic de drogue sans devoir faire quelques concessions, même à sa propre morale... ?
Sachez qu'en tous cas, j'ai tremblé pour vous, mais aussi pour tous ces êtres courageux qui vous entourent (avec en tête la belle et intransigeante Marisol) ou ces petites mains qui dans l'ombre, Davids contre Goliaths, engagent leurs vies dans des combats dont ils sont presque sûrs de sortir détruits, ces flics de terrain qui s'infiltrent au coeur des gangs mafieux, ces hommes et ces femmes qui tendent la main à ces pitoyables loques que deviennent les junkies, ces journalistes qui malgré le danger de mort, enquêtent, et dénoncent, se font les porte-parole des victimes sans voix et sans défense. Votre incapacité à rester passif face à la violence et à l'injustice en dépit des risques encourus, votre détermination à combattre malgré la quasi certitude que vous ne gagnerez jamais que de petites batailles, font de vous des héros (et ce n'est pas un terme que j'utilise à la légère...).
Alors oui, Jean-Marc a raison, votre repos est bien mérité, même si je vous suppose quelque peu frustré de n'avoir pas obtenu ne serait-ce qu'un début de réponse à LA question qui continuera probablement de vous hanter...
"... quelle est cette douleur, au coeur de la société américaine, qui nous fait rechercher une drogue capable de l'atténuer, de l'étouffer ?
Est-ce la pauvreté ? Les injustices ? L'isolement ?
Je ne détiens pas la réponse mais nous devons nous poser la vraie question…
Pourquoi ?"
Don Winslow clôt sa trilogie "Keller" avec un titre encore une fois passionnant (bien que par moments un peu "didactique", comme s'il se livrait à un cours sur le trafic de drogue pour novice, mais c'est un bien léger bémol au vu du plaisir pris à la lecture).
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