Au moment de rédiger ce billet, je m'aperçois que je n'ai même pas de mot pour désigner un genre que j'aime tout particulièrement: celui qui consiste à utiliser des données de la réalité pour en faire surgir un sens nouveau. L'exemple le plus célèbre est un roman de
Barjavel : l'auteur prend des faits historiques avérés (la visite de Nixon en Chine, des déclarations de de Gaulle...) qui cessent d'être simplement concomittants pour devenir les indices d'une réalité parallèle qu'il s'agit de lire autrement pour atteindre"
Le Grand Secret" promis par le titre. Il ne s'agit pas à proprement parler d'uchronie puisque nous restons dans le déroulé du temps officiel; de même que le monde des Sorciers d'Harry Potter existe en même temps que le nôtre.
Pierre Bayard utilise une méthode identique, si ce n'est qu'il utilise la réalité des oeuvres et non celle de l'histoire: soit un roman reconnu et maintes fois analysé comme "Le Meurtre de Roger Ackroyd": Bayard sape nos certitudes et nous fait lire un autre livre qui, à partir des mêmes faits, déroule une autre enquête et nous conduit à un autre coupable (tout en justifiant le silence de celui qu'incrimina Poirot et qui ne protesta pas de son innocence, dans un incroyable retournement de crédibilité).
Or, le premier roman de
Pierre-André Truffer réussit lui aussi un tour de force narratif: en 1972, la dernière mission Apollo et l'adhésion de la Roumanie au Fond Monétaire International ont en commun de représenter deux aberrations: des hommes qui se posent sur la Lune, un pays communiste qui adhère à l'orthodoxie financière voulue par les États-Unis... Et comme la littérature, pas plus que Dieu, ne joue aux dés, la première aberration justifiant la seconde, voici la folle année 1972 qui se plie aux principes de la causalité et de la rationalité pour produire un récit limpide et tout à fait convaincant.
Certes, Truffer écrit une uchronie, mais plus maligne que celles qui prétendent simplement faire bifurquer l'histoire. Il ne s'agit pas ici d'imaginer ce qu'il serait advenu si Hitler avait gagné la guerre. Il s'agit plutôt d'admettre que puisque tous les faits rapportés par Truffer sont exacts, il faut bien que la prise d'otages de l'équipage d'Apollo 17 par le dictateur roumain Ceausescu le soit aussi, parce que cela explique particulièrement bien les événements qui ont suivi.
Le roman a aussi cela de jouissif qu'il exploite à la perfection les caractéristiques du roman d'énigme: si le duo d'enquêteurs doit comporter un sachant et un neuneu, les lecteurs apprécient de moins en moins d'être le naïf de service; or ici celui à qui il faut tout expliquer est le chef de l'état (Ceausescu, donc, ou bien Nixon) à qui ses subalternes font des rapports, ce qui permet au lecteur de relativiser l'incompétence de ses petites cellules grises. Quant au coupable révélé tardivement comme il se doit, c'est un pays jusque là insoupçonnable mais dont les agissements prennent brusquement un sens nouveau.
Bref, de la belle ouvrage.
Alors pourquoi diable n'ai-je pas mis 5 étoiles à ce brillant polar scientifico-diplomatique?
Parce que la chute est nulle (soit les 25 dernières lignes, hein, pas de quoi renoncer) car insignifiante.
Parce que si les femmes sont rares (j'entends bien que les années 70 sont un man's man's world), j'aurais du moins aimé qu'Éléna Ceausescu ne soit pas le seul personnage absolument ridicule du livre, sans rien à sauver, bête à manger du foin et de plus minaudant. Les années 70 ont bon dos.
Mais ce faux-pas ne doit pas vous détourner de ce thriller intelligent, brillant, presque sans mort ( à 1624 victimes près) et capable de prédire le passé avec une impressionnante inexactitude.