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EAN : 9782373056990
132 pages
Aux forges de Vulcain (14/04/2023)
3.74/5   19 notes
Résumé :
La colère est une énergie. Une jeune femme, esclave dans le Sud, s’aperçoit qu’il lui est possible, en un instant, de se libérer, de tout changer, de se donner une nouvelle vie. Elle bondit sur cette occasion, férocement, intensément, et les conséquences de ce geste se feront sentir jusque dans le monde des esprits.

Dans cette novella, Rivers Solomon affronte, pour la première fois, de manière directe et intime, la question raciale et le passé esclava... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
🩸Chronique 🩸

« Généralement, quand on détruit l'ordre des choses, la nature aime bien rétablir l'équilibre. »

L'ordre. Quel ordre? Et établit par qui? Parce que l'ordre des choses c'est autant une illusion qu'un mensonge outrageant. L'affront que l'on fait à certain.e.s afin qu'iels se plient à leurs ordres, c'est une dinguerie. Prenez par exemple, une femme, noire, queer, et mettez-là, dans la dynamique du patriarcat. Imaginez-le juste un instant. Vous savez que cela va créer forcément du désordre. Parce que l'ordre des choses était faussé dès le départ. Mais si, d'un coup, vous lanciez tout cela, dans un imaginaire afrofuturiste, empreint de réalité magique, de forces obscures et d'ambiance gothique, peut-être que la nature pourrait bien donner quelques armes, à cette jeune femme, qui inverserait leurs ordres établis sur le sang et la poussière. Et si d'un coup, c'était elle, qui avait Soif de sang? En huit nouvelles, nous pouvons saisir l'amplitude extraordinaire que Rivers Solomon a dans les tripes, la force de frappe de ces coups de pieds rageurs quand elle est face à l'immonde, la morsure déchirante quand elle s'acharne sur le sensible. Bien sûr que l'amer surgit, que le poisseux ressort, que les fantômes renaissent. Car la douleur, il faut aller la chercher profond, la ramener illico presto dans la lumière, qu'importe les conséquences. Il faut y mettre ordre. Ordre mental, physique, politique. Faut bien tout ramener et en faire étalage. Et faut s'imaginer un monde meilleur ou la nature serait équilibre. Seule la science-fiction est capable de cela, et pourtant…

« La colère est une énergie. »

Ce qu'on oublie de dire, c'est qu'elle est bonne. La colère est une bonne énergie. Une très forte énergie qui surpasse même le corps ou la personne, mais elle apporte avec elle, bien souvent, une envie irrépressible de changement. Parler des ravages de l'esclavagisme, du racisme, du sexisme, forcément quand tu les subis dans ta chair, dans ton sang, dans ton environnement, ça implique de la colère dans tes paroles. Mais en parler, c'est résister. Résister pour faire entendre, voir, comprendre, dénoncer, enrayer, éradiquer ces pratiques haineuses. En cela, Rivers Solomon résiste. Il paraît que les dieux apprécient ceux qui résistent (p23), moi aussi, chère Rivers, j'apprécie cette force qu'il y a dans ta plume pour lutter contre ces fléaux. J'aime à te voir écrire ainsi. Ca m'a chamboulée de l'intérieur. La colère est contagieuse, mais aussi fédératrice. Je voulais les dents en tessons, le flux, la viande hachée, les pamplemousses. Qu'est-ce que la fureur peut viscéralement faire naître? Telle est la question qui nous pétrifie en ces pages. Je veux explorer ça, l'expérimenter. Avec ces nouvelles, j'ai pu me projeter dans une souffrance qui ne dit pas son nom, mais qui touche aussi bien le corps que l'esprit, et il ne faudra plus faire genre, qu'on ne savait pas, puisque les lieux sont hantés et parlent d'eux-mêmes…

« La plupart des douleurs ont une cause. Les inflammations ont une cause. le corps ne convulse pas, ne change pas de forme sans raison. »

Sans doute, que remonter le long de sa douleur jusqu'à en trouver la cause, prend du temps, de l'énergie, une certaine déraison. Car en allant droit vers la souffrance, il faut encore l'affronter de plein fouet, mettre des mots sur des actes silenciés, se confronter à l'autre. Mais le courage et la détermination de Rivers Solomon pour dire, aussi intimement, aussi frontalement, l'horreur, c'était percutant. Une déflagration. Imaginez jusqu'à devenir autre, assoiffée de sang, vampire, il faut avoir traversé quelques enfers, en dedans, pour en comprendre l'urgence et la nécessité. Je suis absolument fascinée par la fureur et le talent de cette auteurice, et il va me falloir très vite découvrir ces romans! Parfois, il faut célébrer ce genre de rencontres épidermiques qui viennent te chercher dans le creux de la nuit, lui laisser de la place dans tes rêves, même si elle vient tout bouffer de leurs limites: vous en construirez de nouvelles, ensemble! Merci pour le rassasiement!

Je tiens à remercier très chaleureusement Babelio ainsi que les éditions Aux forges de vulcain de leur confiance et l'envoi de ce livre.
Lien : https://fairystelphique.word..
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Soif de sang est un court recueil de 8 textes inédits de l'auteurice Rivers Solomon, publié par les éditions Aux Forges de Vulcain fin 2023. Les textes de ce livre sont des textes fictionnels et non fictionnels parus dans divers périodiques anglophones. Ces nouvelles reprennent les thématiques déjà présentes dans les romans de Rivers Solomon, ainsi que des thèmes beaucoup plus personnels. Ils permettent ainsi de mieux comprendre son oeuvre.

La première nouvelle porte le titre du livre, Soif de sang, et parle d'esclavagisme. Il raconte la révolte d'une esclave face à ses anciens maîtres de manière très sanglante. Malgré tout ce qu'elle aura tenté, la jeune femme ne se sentira jamais vraiment libre et souffre d'une incapacité à trouver le bonheur. Un texte marquant qui aborde de front les horreurs de l'esclavage de manière juste sans rien cacher.

Les deux textes suivants ne sont pas fictionnels. Dans Des réceptacles damnés et abîmés , Rivers Solomon raconte son parcours de vie et ses questionnements par rapport à la maternité qui ont évolué au fil du temps. La fureur d'une jeune femme noire est un texte hybride qui parle d'une période de la vie de l'auteurice et un problème plus général, celui des troubles mentaux. Rivers Solomon y parle de sa vie de personne noire et queer, et le rejet de la société par rapport à elle. Un texte qui permet de mieux comprendre son parcours, de s'interroger sur la santé mentale, sur la société.

Flux est une nouvelle plus orientée science-fiction, avec un univers où tout le monde peut se connecter en ligne, enregistrer et partager tout ce qu'il voit. Un texte court mais pourtant très riche en thématiques. Avant d'être avalée parle d'une jeune fille qui fait des sculptures de viande crue pour exorciser ses démons et les traumatismes terribles qu'elle a subi. Un texte douloureux à lire et qui ne laisse pas indifférent. En appuyant sur la détente parle des retrouvailles d'une mère et de l'enfant qu'elle a dû abandonner. Rivers Solomon y parle de passé traumatique, d'agressions sexuelles, et d'emprise psychologique. de la prudence des jeunes filles se déroule au début du confinement du Covid, et raconte l'histoire d'une jeune fille dont la mère est en prison. Iel y évoque à nouveau les traumatismes vécus et leurs répercussions sur la santé mentale. La dernière nouvelle, Certains d'entre nous sont des pamplemousses est assez déconcertante, avec une espèce de figure vampirique ou démoniaque.

Soif de sang est ainsi un recueil qui permet de mieux comprendre les ouvrages de Rivers Solomon. Celle-ci y parle avec ses tripes, mêlant des histoires fictionnelles et des textes autobiographiques. Les thèmes abordés sont nombreux ( question de genre, de sexualité, les traumatismes, la santé mentale, le racisme, les différences, la colère…) et apportent autant de réflexions. Des textes difficiles à lire parfois tellement les propos sont terribles, où l'auteurice utilise l'imaginaire comme porte-voix de nombreux sujets.
Lien : https://aupaysdescavetrolls...
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Huit récits autobiographiques et nouvelles qui éclairent et prolongent la superbe colère investigative et poétique de Rivers Solomon

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/05/09/note-de-lecture-soif-de-sang-rivers-solomon/

En deux redoutables romans, « L'incivilité des fantômes » en 2017 et « Sorrowland » en 2021, et une novella océanique et électrique, « Les abysses » en 2019, Rivers Solomon s'est imposée ces dernières années comme l'une des figures littéraires majeures faisant vivre, comme son aînée Nalo Hopkinson, même si c'est sous une forme bien distincte, l'héritage de la grande Octavia Butler et d'une littérature afrofuturiste pionnière qui assume l'héritage, loin d'être totalement dissipé, de l'entreprise esclavagiste – mais qui sait projeter cet héritage dans un contre-récit plus global des différences et des collectifs de toute nature, résolument orienté vers l'avenir (je vous laisse vous reporter aux notes de lecture concernées sur ce blog pour davantage de détails).

Regroupant six nouvelles (l'une d'elles, la nouvelle-titre, « Soif de sang », nettement plus longue que les autres) et deux récits supposés subtilement autobiographiques, textes parus en revue, en anthologie ou en édition autonome entre 2016 et 2022, ce recueil, traduit par Francis Guèvremont pour Aux Forges de Vulcain début 2024, éclaire d'un jour particulièrement lumineux – et efficace – l'oeuvre en cours de Rivers Solomon.

Corps multiple et éclaté, liens familiaux salutaires ou délétères, devenir ou vécu cyborg (Donna Haraway n'est jamais très loin dans plusieurs des textes du recueil), propulsion des héritages individuels et collectifs, pour le meilleur et / ou pour le pire, identités ne pouvant se réduire à une essence, quelle qu'elle soit – mais ne pouvant non plus ignorer leurs farouches et diverses composantes : « Soif de sang » bien entendu, mais aussi les sublimes et joliment déroutantes « Flux », « Avant d'être avalée » ou « Certains d'entre nous sont des pamplemousses », parcourent avec un brio évident et une forme rare de sombre allégresse l'ensemble des thématiques qui hantent en beauté l'oeuvre de Rivers Solomon. de surcroît, « Des réceptacles damnés et abîmés », « La Fureur d'une jeune femme noire », « En appuyant sur la détente » et « de la prudence des jeunes filles » nous offrent une série de zooms, savamment multi-angulaires, sur les formes de cette colère fondamentale – projetée et concassée dans un somptueux fantastique par la longue nouvelle qui ouvre le recueil, « Soif de sang ».

On y trouvera notamment une série de prolongements naturels et surnaturels qui viennent étayer toutes les contre-narrations (au sens de John Keene) développées ailleurs par l'autrice, et qui viennent aussi toujours mieux donner à ressentir à la lectrice ou au lecteur pourquoi certaines luttes existentielles, à l'heure toujours actuelle de « Black Lives Matter » et d'offensives sans précédent contemporain contre les droits, des femmes d'abord et des humains en général ensuite, à disposer de son corps le plus librement possible, ne peuvent être balayées d'un revers de main agacé et d'une expression américaine mal comprise telle que « woke » par les bien-assis et bien-traités toujours si prompts à s'offusquer de la colère des moins bien lotis qu'eux.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Lire Rivers Solomon, c'est entrer dans un univers violent et réaliste, en passant par la porte de l'imaginaire. Rarement, des histoires m'auront autant chamboulée.
Rivers Solomon est un personnage à part entière, auteurice emblématique de l'afrofuturisme, et personne non-binaire. Qui écrit avec ses tripes comme on dit. Et ce n'est pas qu'une expression. Dans Avant d'être avalée, une jeune fille fait des sculptures de viande crue pour exorciser ses démons. Dans Soif de sang : « chaleur, sueur, palpitations, sauvagerie, dents, sang, moiteur, fluides épais et salés. » se mêlent.
Les thèmes évoqués dans les textes du recueil collent et entrent dans la tête : le pouvoir, « ce qui compte, dans le monde, c'est le pouvoir : qui en a, qui n'en a pas. Il y'a un marionnettiste invisible qui contrôle les gestes et la vie de tout un chacun, et la destinée est établie en fonction de la race, du genre, de la religion. Luz, elle, les cordes de sa marionnettes sont particulièrement courtes. » La folie des femmes noires souffrant de troubles mentaux peu soignés ( la fureur d'une jeune femme noire), la question de la maternité « j'étais peut-être une lesbienne mais mon corps m'appartenais », et la littérature toujours en bandoulière, comme une arme de défense contre les abus sexuels : James Joyce, Francis Bacon, Edward Thomas et sa poésie de guerre dans En appuyant sur la détente, qui est peut-être mon texte préféré.

La barrière entre la fiction et le récit personnel est bien mince chez Rivers Solomon. Ce recueil est un coup de poing dans notre conscience bien tranquille. La
colère est toujours là, la révolution en marche et l'envie de se battre enflamment tout. Et alors on ressort de cette lecture perturbés mais soulagés. Car les victimes sont des vampires qui peuvent sucer la moelle de leurs bourreaux. Et ça c'est vraiment jouissif! Marre de la résilience! 💀

🩸 Dans la même veine qu'Octavia E.Butler , Rivers Solomon fait partie de ceux qui savent utiliser l'imaginaire comme porte-voix en fracassant les codes trop genrés.

Et une très belle couverture digne des Forges. Que du bon 🖤
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Collection de nouvelles et d'essais publiés à droite à gauche en VO, Soif de sang est une bonne porte d'entrée à l'univers de Rivers Solomon. En effet, ces différents textes sont l'occasion de découvrir un beau panel des thématiques qui animent l'auteurice. On y parle notamment de racisme, de genre, de trauma, de santé mentale, ou encore de maternité.

J'ai bien accroché aux différentes nouvelles, déjà pour leur côté très engagé mais aussi pour la plume, parfois assez crue, de l'auteurice. J'ai quand même été un peu frustré de ne pas en avoir plus mais c'est souvent mon problème avec les nouvelles.

Concernant les essais, ils n'ont fait que confirmer mon intérêt pour les écrits de l'auteurice qui semble vraiment être une personne passionnante et extrêmement humaine.

Après avoir lu ce court recueil, je n'ai plus qu'une hâte : découvrir tous les romans de Rivers Solomon qui traînent dans ma PAL depuis trop longtemps, malgré le fait que j'ai toujours été persuadé qu'ils me plairaient !
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Citations et extraits (7) Voir plus Ajouter une citation
Trois ans auparavant, maman avait décidé de ne plus laisser Agnès aller à l’école – décision que son père n’avait jamais acceptée. Quand elle venait chez lui, dans son appartement, il exigeait qu’elle apporte avec elle des manuels scolaires. Cette fois, elle avait pris un volume de biologie, niveau sixième.
– Mais je sais déjà tout ça, a-t-elle dit à son père d’un ton geignard. Tu peux pas me donner un peu de bœuf haché ? Ou du porc, du poulet ? Ou même des protéines végétales, si tu en as. Ça me va aussi. Je peux aussi faire une sorte de terre glaise avec des fèves cuites. C’est pas aussi bien, mais bon… Tiens, si tu veux, je peux m’en servir pour faire un modèle réduit du système digestif. Tu vois, pour montrer que j’ai tout bien appris.
Son père lui a arraché le manuel des mains.
– Comment appelle-ton le système qui transmet les messages du cerveau au reste du corps ? a-t-il demandé.
– Le système nerveux, a répondu Agnès en levant les yeux au plafond et en posant ses bras croisés sur la table. Celui-ci se divise en deux parties, le système nerveux central et le système nerveux périphérique. Tu veux que je donne plus de détails ? Tu veux que je te décrive le développement évolutionnaire des tissus neuronaux ?
Agnès était incollable sur l’anatomie, grâce à son amour pour les films d’horreur. Quand elle s’était installée dans la maison avec sa mère, elle en avait regardé des tonnes, de façon obsessionnelle. C’était à ce moment-là qu’elle avait décidé qu’elle deviendrait maquilleuse cinématographique professionnelle, spécialisée dans le gore.
En regardant des films d’horreur, elle pouvait revivre le traumatisme du viol dans un environnement sécurisé, elle pouvait commencer à l’aborder, à l’appréhender, de loin, avec la possibilité de s’arrêter quand elle le voulait. C’était ce qu’elle avait entendu une psychologue dire à sa mère. Agnès n’était pas d’accord avec cette interprétation. Elle aimait juste beaucoup voir des êtres se faire éviscérer, qu’ils soient des zombies, des monstres, des extra-terrestres ou des êtres humains. Ils paraissaient si fragiles, elle se sentait plus solide par contraste.
Elle avait regardé tous les films d’horreur qu’elle avait pu trouver, elle les avait vus plusieurs fois, puis sa passion pour la biologie, la physiologie et l’anatomie avait changé de forme, retombant plutôt sur un jeu vidéo appelé DigiPaws, dans lequel il fallait s’occuper d’un animal virtuel. Agnès avait téléchargé un pack de maladies réalistes créé par les utilisateurs, et avait ainsi beaucoup appris sur les différentes formes de souffrance que pouvaient subir les corps. Elle avait aussi appris qu’il existait plus de façons de souffrir que de soulager la douleur. « Il y a plus de maladies qu’il n’y a de remèdes », avait-elle dit à sa mère. Pour nourrir cet intérêt, maman l’avait inscrite au zoo, à un programme pour zoologistes en herbe ; Agnès s’y rendait une fois par semaine.
Pourquoi alors son père s’acharnait-il à lui faire étudier un bouquin débile pour les petits enfants, où les corps sont dessinés sans les parties génitales et où les intestins sont représentés comme s’ils étaient en plastique ? (« Avant d’être avalée », 2018)
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Dans une maison en bois sur une petite ferme, non loin d’un bois touffu, au bord d’une rivière sinueuse, à l’ouest d’un bourg, loin de ce déchaînement de fureur que l’on appelle la guerre, vivaient la Maîtresse, ses deux filles d’âge adulte Adélaïde et Catherine, sa sœur Bitsy, sa mère valétudinaire Anna, et son esclave, Sully, une fille de quinze ans qui avait des crocs dans le cœur. Dès qu’elle apprit qu’Albert, le mari de la Maîtresse, était mort au champ d’honneur, elle donna l’assaut à la famille qui l’avait élevée : elle versa subrepticement quelques gouttes d’essence de valériane dans leur tasse de lait chaud et, pendant la nuit, leur trancha la gorge.
L’au-delà, qui observe le monde des vivants avec une attention soutenue, remarqua cet événement. Il était possible d’exploiter ces importants dérèglements, de s’en servir pour frayer un chemin entre notre domaine et le leur. Quand une fille si jeune assassinait une famille entière, un lien d’une effroyable puissance se créait entre ces royaumes – car un tel geste va contre l’ordre naturel des choses, et l’au-delà prospère lorsque règne le désordre.
Sully, hors d’haleine, sa respiration un murmure rauque, regardait les cadavres à ses pieds. Du sang tachait ses vêtements, ses cheveux, sa peau. Elle en avait même dans la bouche, il avait giclé lorsqu’elle avait coupé l’artère de Bitsy. Elle en sentait le goût sur sa langue, mais Sully refusait d’avaler, ne pouvait pas supporter l’idée d’incorporer le fluide salé de cette horrible femme à son propre sang. La salive s’accumulait dans sa bouche, et elle finit par cracher sur le tapis de la seconde chambre, celle où dormaient Bitsy et la Maîtresse.
Elle descendit au rez-de-chaussée en titubant, sortit, se dirigea vers la grange. D’une boîte en fer-blanc, dans laquelle elle avait mis toutes ses possessions, Sully tira un pain de savon. Elle en frotta énergiquement sa langue, puis le mordit et avala le morceau, au cas où une goutte ou deux du sang de Bitsy seraient entrées en elle : il fallait tout éradiquer.
Sa respiration sibilante, précipitée, faisait penser aux râles d’un coyote à l’agonie, ou aux premiers souffles d’un poulain qui vient de naître, ou aux appels guerriers d’une chouette de chasse, ou au rugissement des vents de tempête. Sully ferma les yeux. Dans le calme et l’obscurité de la grange, elle pouvait entendre les bruits de la nuit, tout aussi distinctement qu’elle aurait entendu une femme chanter à tue-tête en travaillant aux champs. C’était comme une musique, dont elle se laissa pénétrer. Elle perdit connaissance. Quand elle retrouva ses esprits, sa respiration avait repris un rythme normal. elle ouvrit les yeux. Après quelques instants, elle se sentit assez forte pour retourner dans la maison.
Elle prit tous les draps et les porta jusqu’à la rivière, afin de les laver du sang qui les souillait. Elle avait l’habitude de ce genre de travail, parce que l’une de ses corvées avait été de récurer, chaque mois, les dessous ensanglantés de la Maîtresse, de la fille de la Maîtresse et de la sœur de la Maîtresse.
Le vif courant était très froid, un vent aigre soufflait ; quand elle eut les mains gelées au point de ne plus pouvoir remuer les doigts, Sully alla accrocher les draps aux branches dénudées d’un arbre. Le vent faisait bouger les étoffes de lin, qui se balançaient, comme possédées. Elle rentra dans la maison pour se réchauffer les mains près du poêle, puis elle sortit un à un, en les portant à l’épaule, les cadavres des esclavagistes. Elle entreprit de creuser une fosse – elle creusa toute la nuit, et le jour suivant, et toute la nuit d’après, sans dormir. Au fond de cette plaie béante dans la terre, Sully fit glisser la Maîtresse, Adélaïde, Catherine, Bitsy et Anna, puis elle combla le trou.
Elle aurait dû éprouver de douloureuses émotions en pensant à ces femmes – elle vivait avec elles depuis l’âge de six ans – mais son cœur restait insensible. Sa colère n’avait pas du tout diminué, elle avait peut-être augmenté, parce qu’elle avait espéré en vain que ces meurtres, que cet acte radical de rébellion lui apporterait une forme de soulagement. Ces femmes avaient été des Goliath, des menaces constantes, et elles avaient fait subir à Sully tous les sévices que leur imagination avait pu concevoir – mais elles ne valaient guère plus qu’un épi de maïs, désormais. Leurs âmes étaient devenues creuses, et n’avaient plus la moindre importance. Comment cela était-il possible ? Comment des géantes, des créatures immenses, avaient-elles pu être réduites à néant à la suite d’un simple coup de couteau ? (« Soif de sang », 2019)
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– Maman ? a demandé Agnès, les mains jointes derrière le dos.
Elle avait lu, dans le dernier numéro du magazine Lure, que se tenir droite avait un effet amincissant, et cette idée lui avait plu immensément – comme si ses flancs se faisaient raboter, peu à peu, jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’elle qu’un étroit ruban. Elle ne serait plus une fille avec un corps, elle serait une ligne, et une ligne est comme une corde, et une corde peut étrangler.
– Oui, ma chérie ? Qu’est-ce que tu veux ? a répondu maman.
Elle étendait la lessive, dehors, dans le jardin. Elle portait un fin débardeur, qui laissait voir le galbe athlétique de ses bras. Sur le devant était inscrite la devise de son club de fitness : DES MUSCLES, PAS DES MOLLUSQUES ! Quand elle la regardait, Agnès pensait toujours à une statue de dieu grec.
– Tu veux manger un truc ? a dit maman. Dans mon portefeuille, il y a un billet de cinq, tu peux le prendre et aller t’acheter du poisson.
Agnès a secoué la tête en remuant les orteils dans l’herbe jaune et rêche. Elle avait le sentiment que sa mère savait exactement ce qu’elle voulait, mais espérait, priait pour que ce soit autre chose. Pourquoi, sinon, lui proposer autant d’argent ? – J’ai déjà mangé des céréales, a répondu Agnès.
Ce n’était pas vrai. Elle suivait un régime qui consistait à ne manger que le soir. Mais là n’était pas la question. Elle n’avait pas envie de poisson. Ce qu’elle voulait, c’était l’intuition artistique de sa mère.
Le bas du débardeur d’Agnès avait remonté, laissant apercevoir son ventre bosselé. Des vergetures ondulaient sur les bourrelets. Les cicatrices d’une césarienne, désormais presque invisibles, rappelaient l’époque où elle était deux personnes à la fois.
– Tu veux quoi, alors ?
Agnès s’est arc-boutée mentalement avant de répondre :
– J’ai des questions pour un de mes projets.
Maman attachait avec une pince un bas de pyjama à la corde à linge. Elle a soupiré, en baissant la tête comme si elle voulait demander à l’herbe : « Pourquoi est-ce qu’elle est comme ça, ma fille ? » Agnès connaissait bien cette mine ; au cours des trois dernières années, elle s’était quelque peu adoucie, mais on sentait toujours, derrière, un jugement critique.
– Bon, je finis ça et j’arrive.
– Il faut que tu viennes tout de suite, a dit Agnès. C’est important.
Elle s’est hâtée de retourner à l’intérieur pour ne pas laisser à sa mère le temps de répondre, courant sur la pointe de ses pieds nus pour éviter de marcher sur les cailloux et les branches.
La porte s’est refermée bruyamment derrière maman quand elle est rentrée. Elle portait le panier de linge sale, rose comme des viscères, et l’a posé par terre.
Agnès lui a fait signe de regarder la table, sur laquelle reposait sa dernière création.
– Quoi ?
– Quand je façonne le ventre d’un être humain avec de la viande hachée, la texture est complètement différente d’un vrai ventre. Pourquoi ? La chair humaine, c’est de la viande, la chair d’une vache aussi, alors quand on les regarde, quand on les touche, ça devrait être plus ou moins pareil, non ?
Avec le dos d’une cuillère en bois, Agnès a creusé la cavité des yeux de sa sculpture de viande et, la considérant désormais comme achevée, l’a présentée à sa mère. Elle a décidé de l’appeler, après un moment de réflexion : Fille dans la mer, avant d’être avalée. Elle avait accidentellement mis les bras de travers et la silhouette avait par conséquent l’air de se contorsionner, comme une proie, pensait Agnès, qui cherche désespérément à échapper à son prédateur.
– Je ne comprends pas ta question, ma chérie, a dit la mère d’Agnès, sourcils froncés.
Comme presque toujours quand elle était confrontée à une œuvre de sa fille, elle paraissait inquiète, les lèvres étirées en un rictus. (« Avant d’être avalée », 2018)
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La colère est une énergie. Une jeune femme, esclave dans le Sud, s'aperçoit qu'il lui est possible, en un instant, de se libérer, de tout changer, de se donner une nouvelle vie. Elle bondit sur cette occasion, férocement, intensement, et les conséquences de ce geste se feront sentir jusque dans le monde des esprits.
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-Les dieux apprécient ceux qui résistent, dit Ziza.
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Videos de Rivers Solomon (3) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Rivers Solomon
« C'est un roman qui ne laisse pas indifférent. C'est un texte passionnant, aux dimensions sociologiques très troublantes. Et c'est une pièce de plus dans une oeuvre qui fera date en ce début de XXIème siècle, j'en suis persuadé, l'oeuvre de Rivers Solomon, quelqu'un de pas comme les autres – comme ce roman. » – Gorian Delpâture – RTBF
Emission du 16 juin 2022
Copyright © 2022 RTBF
Vern est enceinte de sept mois et décide de s'échapper de la secte où elle a été élevée. Cachée dans une forêt, elle donne naissance à des jumeaux, et prévoit de les élever loin de l'influence du monde extérieur. Mais, même dans la forêt, Vern reste une proie. Forcée de se battre contre la communauté qui refuse son départ, elle montre une brutalité terrifiante, résultat de changements inexplicables et étranges que son corps traverse.Pour comprendre sa métamorphose et protéger sa petite famille, Vern doit affronter le passé…
Informations Genre : Roman 512 pages Format : 14 x 20,5 cm ISBN : 978-2-373-05634-1 Date de parution : 13 Mai 2022
ActuSF annonce Sorrowland comme finaliste du Ray Bradbury Prize 2022.

« Les Ignyte Awards qui récompensent les oeuvres de science-fiction, de fantasy et d'horreur qui mettent en avant la diversité, reviennent pour la troisième année consécutive avec une jolie sélection. (…) Sorrowland de Rivers Solomon, publié en version originale chez MCD et à paraître en français aux Forges de Vulcain » – ActuSF

« Ce livre est puissant. Il est plus qu'un classique instantané des littératures dites « de genre ». Il impose Rivers Solomon comme une des plus brillantes plumes de la littérature contemporaine. » – Hugo – Librairie Des Livres et Nous

« Comme la plupart des bons romans, on repense à ce livre encore plusieurs jours avoir l'avoir refermé… » – Gillossen – Elbakin.net

« Rivers Solomon mène son récit de manière viscérale, envoutante et complexe, produisant un livre absolument impossible à poser avant la fin. » – Lectures LGBT+

« Rivers Solomon conteste, condamne et désapprouve, elle ne se contente pas d'interroger et c'est sans doute ce qui rebute ses détracteurs. (…) On peut peut-être aussi lire Sorrowland sans se sentir envahi par ce questionnement, mais qu'il est bon d'avoir les yeux grands ouverts ! » – Christophe Gelé – Ce que j'en dis…

« Un uppercut, une oeuvre plus viscérale encore que ses précédents textes. » – Librairie Critic

« Un roman queer et antiraciste puissant qui mêle fantastique et science-fiction qui dénonce l'histoire violente des États-Unis. » – Librairie le Monte-en-l'air

« Sorrowland nous rappelle les titres d'Octavia Butler, il est dérangeant, engagé, original et surtour terriblement efficace. » – Librairie Lilosimages

« Un livre d'une rare intensité tant par l'intrigue que par les sujets abordés : l'emprise, le libre-arbitre, l'homosexualité, le racisme. Une critique acerbe de l'histoire des Etats Unis. Subtil et âpre. Une belle pépite! » – Librairie Les Jolis Mots

« Un texte étonnant et puissant, une héroïne inoubliable dont l'épopée douloureuse m'a bien bousculé. C'est remarquablement écrit et rythmé et c'est typiquement le genre de roman qui me séduit parce qu'irréductible aux étiquettes de genre. » – Elias, Librairie le Chameau Sauvage

« Un récit dur et juste sur la transformation. Énorme coup de coeur ! » – Librairie Au Librius, à Voiron

« Sorrowland parle de résistance. Résistance à l'oppression bien sûr mais aussi de résistance à la normalité, aux cases assignées. Rivers Solomon donne l'impression de partager avec nous, au travers de ses textes un cheminement de pensée qui va au-delà de ses personnages et qui læ fait progresser dans comment iel envisage et habite le monde. » – Tigger Lilly – le Dragon Galactique

« Un roman passionnant et intéressant, une course pour la vie, pour donner un avenir à ses enfants. » – Allan – Fantastinet
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