Retour aux sources pour Canardo avec une vraie mission pour le compte d'un client qui fait appel à ses services, comme au bon vieux temps des privés. Privés de quoi, on se le demande, si ce n'est d'enthousiasme et de bonne humeur, deux caractéristiques assez étrangères à notre héros palmipède préféré.
Constatons au passage que le sous-titre « une enquête de l'inspecteur Canardo » comporte lui-même un titre un peu usurpé, Canardo étant bel et bien détective privé depuis la fin du premier album « Premières enquêtes », et non un inspecteur de la police officielle, avec laquelle il collabore parfois. Ce tome 9, publié en 1995, en est l'illustration, Canardo mène sa propre enquête indépendante et dispense à l'occasion quelques conseils aux policiers qu'il croise sur son passage. Car
Benoît Sokal promène ici son héros dans un milieu interlope et glauquissime, en un mot très sokalien : celui de la prostitution et des tueurs en série.
Le titre de l'album comporte cette fois encore une référence cinématographique, on pense bien sûr à La Lune dans le Caniveau, film crépusculaire sorti en 1983 et réalisé par
Jean-Jacques Beineix. Aucun point commun notable n'est à signaler entre les deux histoires, si ce n'est l'ambiance et les éléments de décor : la nuit, les bars crasseux et les hôtel louches, les néons éclairant les rues sales où les détritus sont balayés par le vent, la voiture rouge garée sous les panneaux publicitaires géants vantant les mérites d'une boisson alcoolisée promettant un monde meilleur (la Kluutch, chez Canardo, Try Another World dans le film), une morgue, les jambes d'une femme fuyant un agresseur… Je n'invente rien, tout cela est dans la bande annonce du film et se retrouve aussi dans la bande dessinée.
Canardo a pour mission de surveiller les allées et venues de l'héritière des brasseries Kluutch. Les parents s'inquiètent des fréquentations de leur fifille qui a abandonné ses études sans doute suite à de mauvaises fréquentations, la réputation de la famille est en jeu ! Canardo découvre qu'Anne-Chantal Kluutch est amoureuse d'un jeune boxeur, Jeff Moulinier, qui tente de faire carrière en prenant des coups sur le ring. Dans l'intervalle, plusieurs prostituées du quartier sont sauvagement assassinées à coups de marteau, pour le commissaire Garenni c'est l'oeuvre d'un tueur en série. Lorsque Anne-Chantal disparaît à son tour, Jeff Moulinier est aussitôt soupçonné.
Nous retrouvons dans cet album plusieurs vieilles connaissances : Freddo, le gros rat propriétaire du bar « Chez Freddo » et ami de Canardo depuis les tout premiers albums, même s'il le houspille toujours un peu ; Clara, la mère maquerelle dont l'attachement à Canardo est à géométrie variable, mais qui va cette fois collaborer à son enquête et trouver une autre manière de faire travailler ses filles ; et enfin le commissaire Garenni, rencontré lors de l'album précédent, qui mène l'enquête officielle avec l'absence de sagacité qu'on lui connait.
L'histoire est très classique et même assez convenue, avec quelques coups de théâtre présents mais prévisibles. Les répliques sokaliennes sont heureusement au rendez-vous et pimentent avec bonheur un scénario sans réelles surprises : « il faut toujours un vague reflet de lune dans le pire des caniveaux… » (page 3) ; « – Elle doit aimer la sueur ou un de ceux qui la puent, c'est certain ! – Mm… Après tout, c'est un fantasme de bourgeoise de se faire lutiner sauvagement par un prolétaire musclé et odorant… » (page 7) ; « – Freddo !! Dix bières !! – Tu devrais te régler les carburateurs, Canardo… T'as la consommation qui s'envole... » (page 15).
L'opposition des classes sociales, thème cher à
Benoît Sokal, est ici particulièrement omniprésente. La mère d'Anne-Chantal Kluutch méprise copieusement Canardo et n'a que peu d'estime pour lui : « Je ne suis pas votre petite dame monsieur ! Je vous prierai de laisser ces privautés à votre fonds de commerce habituel : » (page 20). Elle doute même de la réussite de son enquête et préfère activer son propre réseau familial.
Le commissaire Garenni, de son côté, prend de haut Canardo, et le considère avec mépris dès lors qu'il pense être sur une bonne piste : « Monsieur Canardo, cette affaire est du ressort de la police officielle ! Tout ceci ne vous regarde plus ! » (page 25) ; « Ne soyez pas amer, Canardo ! Il faut que vous vous fassiez une raison : le temps pittoresque des petits détectives artisanaux est révolu ! » (page 27). Bien entendu, Canardo fait le dos rond face à l'adversité, et résoudra à lui seul les deux enquêtes – la disparition d'Anne-Chantal et la chasse au tueur en série – qui finiront par converger.
Enfin, l'épilogue, très sokalien lui aussi, nous rassure sur le fait que la mouise, dans un album de Canardo, se situe quoi qu'il arrive toujours du même côté de l'échelle sociale, et qu'un Macquart ne pourra jamais partager le rêve ou la bonne fortune d'une Rougon, même si celle-ci s'appelle Kluutch…
Voici pour terminer un petit bonus de fin de chronique, bien utile pour ne pas oublier les histoires parlant de lune et de caniveau : https://www.youtube.com/watch?v=GVqQ0moHh4g