Elle avait presque oublié à quel point elle aimait son travail. Elle se rassura, elle était ici à sa place. C'était la même sensation que celle du puzzleur qui appuie délicatement sur la petite pièce pour faire coïncider les bords chantournés non seulement en haut mais aussi, miracle, sur le côté, et le léger clic sous le doigt qui vient confirmer que tout s'emboîte parfaitement.
Pourtant, à dix-neuf ans, les épreuves sont à l'amour ce que le vent est au feu, elles éteignent le petit et allument le grand.
Une correspondance secrète avait ainsi débuté. Ces échanges de petites enveloppes, aussitôt données aussitôt dissimulées dans les plis des jupes et dans les poches de pantalons avaient immédiatement forcé la hardiesse des jeunes gens. Certes, la chaperonne de Lotte se méfiait d'Isidore mais elle avait fini par le trouver somme toute assez inoffensif puisqu'il n'avait jamais tenté aucun rapprochement physique, du moins pas qu'elle ait remarqué, et semblait un jeune homme très respectueux des convenances. Ils se séparaient d'un simple geste de la main en se disant « À la semaine prochaine ! », comme de bons camarades. Ce que la chaperonne ignorait, c'est que chacun repartait avec son trophée, un morceau de l'autre qu'il pouvait tenir, palper et contempler comme si l'encre avait pris corps. Isidore, lui, conservait précieusement ces lettres sous son oreiller et ses rêves n'en étaient que plus agités.
C'était ainsi que les choses avaient commencé, par excès de zèle. Isidore ne se serait jamais avoué qu'il voulait revoir cette jeune fille parce qu'elle étai le sosie de celle qui était morte dans une chemise de nuit trempée de fière.
Il s’était acheté une veste de grosse laine, un bonnet et une écharpe à grosse rayures pour se donner des airs d’étudiant, car les pauvres font toujours plus pauvres en hiver.
C'était peut-être ça l'amour, une décharge qui vous extrayait de l'espace-temps car elle vous faisait éprouver l'absolu dans l'instant présent.
Il était le colosse aux pieds d'argile, il était le volcan en éruption de souffrance.
La peur habitait son ventre et lui nouait les boyaux depuis des années, mais toute peur est chevillée à un espoir, celui d'en réchapper.
Isidore était fou d’elle. Amoureux à en être malade, d’un amour viscéral, et la seule pensée de Lotte lui tordait les boyaux. La jeune fille était à la fois le mal et le remède. Dès qu’il l’entrapercevait, une chaleur diffuse (D’où partait-elle ? De la poitrine, de l’estomac, de la gorge ?) venait battre dans ses veines, et ses organes n’étaient plus qu’un informe magma. Cela pesait sur sa respiration et lui coupait l’appétit. Si seulement il avait pu la prendre dans ses bras et la serrer, la serrer de toutes ses forces, alors il aurait pu recommencer à vivre normalement.
Sœur d'orageuse mélancolie,
Vois couler la barque éperdue.
Sous les étoiles.
Au visage muet de la nuit