Aussitôt la rue vacille. L'atmosphère devient poisseuse, la vision de Charles se trouble, ses oreilles bourdonnent. On a l'habitude de les voir débarquer n'importe où n'importe quand et pourtant, on ne s'habitue pas. Soudain, la trajectoire toute droite des policiers allemands et les mouvements de la foule qui se disperse rappellent à Charles un jeu de billes. On dirait qu'un gros berlon noir vient de taper dans un tas d'agates. Ça explose, ça se diffracte.
L'Oberst est comme son chef, ce Hitler, qui n'en finit pas d'annexer les territoires et les pays. Il lui faut tout pour lui tout seul.
Qu'est ce que tu crois ? Que les filles n'ont pas envie de tout faire péter, de libérer le pays de ces salopards, elles aussi ?
la guerre est partout depuis trois ans, et sa copine la mort n'est jamais loin, pourtant, c'est la première fois que Charles se sent frôlé par elle d'aussi près.
L'existence de chaque être humain est parsemée de bornes qui marquent des changements importants, qui inaugurent des avant et des après.
N'empêche, chaque soir, avant de s'endormir, il tire de sous son lit ses albums et se prépare à rêver de contrées inconnues, de peuples insoumis, de baobabs, de séquoias, de baleines et d'icebergs. Oui, quand il sera grand, il fendra les airs et les océans en aéroplane, en bateau, en pirogue ou en brise-glace. En attendant, la nuit, le Jardin est tout à la fois sa jungle et sa banquise, son désert et sa toundra. Un univers en modèle réduit et rien qu'à lui.