Revêtir de beauté la laideur la plus abjecte…
Bienvenue
du côté sauvage, voyage en terre de fatalité que vous ne serez pas prêts d'oublier,
Tiffany McDaniel étant une immense conteuse, comme ses deux précédents romans l'ont montré, sachant, telle une magicienne, capter la violence la plus extrême en la parant d'humanité et de beauté. Cette auteure a le don, véritablement le don, de revêtir de beauté la laideur au moyen d'un lyrisme époustouflant.
Cela donne un roman noir, très noir, parfois même insoutenable (combien de fois ai-je du arrêter ma lecture pour reprendre mon souffle), mais réellement captivant, un roman d'une poésie féministe d'une beauté à couper le souffle, fondée, soulignons-le, sur une histoire vraie, celle des Six Disparues de Chillicothe, nous racontant une histoire de disparition, la disparition de femmes toxico. Un féminicide.
Après lecture de ce livre, vous aurez une vision toute autre de la dépendance à la drogue, de ses ravages et des moyens sordides pour l'obtenir. Ce ne seront plus de simples mots abstraits et vides.
Tiffany McDaniel vous a mis la tête et le coeur
du côté sauvage.
Bienvenue à Chillicothe, dans l'Ohio, là où l'usine de papeterie imprègne les lieux de ses odeurs, mélange « d'oeufs pourris, d'ordures chaudes et d'émanations toxiques », de ses fumées, de ses couleurs assombries. Là où coule une rivière lascive remplie de mystères.
Là, dans cette petite ville du fin fond des Etats-Unis, vivent Arc et Daffy, deux soeurs jumelles, un temps élevées par leur formidable grand-mère un peu sorcière qui leur a transmis la beauté de la vie, la poésie et beaucoup d'amour. Deux fillettes inséparables à la chevelure d'un roux flamboyant, aux multiples tâches de rousseur, avec chacune un oeil bleu et un oeil vert comme si elles portaient la terre et le ciel en elles. La vieille femme leur a appris, entre autre, les secrets de la nature, à fabriquer, créer, inventer, à convoquer les esprits et à faire du crochet une philosophie de vie.
Des mois durant en effet, avec leur grand-mère, les jumelles ont fabriqué un immense tapis en crochet qui comporte deux faces : une face où le résultat est beau et parfait et l'autre face, plus sauvage, où on distingue les fils qu'il a fallu cacher. L'envers et l'endroit. le beau et le côté sauvage. Ce tapis est une leçon de vie, à tout événement on peut y associer ces deux faces : un côté poétique, onirique, sensoriel et un côté sombre, monstrueux, glauque. Il est parfois nécessaire, voire vital, en rentrant savamment quelques fils, de transformer le côté sauvage en quelque chose de beau, de voir le beau dans la laideur apparente. C'est une capacité de survie qui régit l'ensemble du livre et qu'utilise l'auteur elle-même comme ligne directrice pour sa propre écriture qui est ainsi toujours binaire, l'horreur mélangé en un fondu troublant au beau.
Et les jumelles auront bien besoin de cette façon de voir la vie. Lorsque les parents, toxico, décident de reprendre leurs deux fillettes, se pensant désormais sevrés et donc capables de les élever, c'est le début de la descente aux enfers pour les petites filles peu à peu livrées à elle-même, en proie aux monstres qui abusent d'elles et témoin du déclin inexorable de leurs parents dans la drogue. Entre passes dans la maison même et seringues qui jonchent le sol, entre crasse et puanteur, entre absence d'attention, déficience et absence de perspectives, les deux filles vont devoir trouver d'incroyables échappatoires mentales pour surmonter les épreuves de la vie et faire face au côté sauvage.
« Tante Clover avait commencé à puer de plus en plus. Maman aussi. La transpiration corporelle, l'odeur des cheveux, qui n'avaient pas connu le shampooing une seule fois en un millier de matinées. Et puis il y avait l'odeur de quelque chose d'humide qui tapissait les cloisons nasales.
Cela me faisait penser à des mares produites par des femmes en train de fondre, trop brûlantes pour s'apercevoir que les flammes les dévoraient vivantes »
« Il puait. Un mélange de sueur, de pisse, de vomi et de quelque chose que je n'arrivais pas à définir. J'aurais voulu m'éloigner de lui et sortir, respirer l'air frais. Mais je ne le fis pas, parce que je n'avais pas le souvenir d'une autre occasion où il m'avait serrée dans ses bras avant cela. Et je savais que j'aurais pu vivre un million d'années avec mon père sans qu'il me prenne une autre fois dans ses bras, alors je le laissai me serrer contre lui, et je lui rendis son étreinte, parce qu'il me semblait que ce serait ma seule et unique chance de savoir quel effet ça faisait d'être dans ses bras ».
Les deux soeurs s'immergent dans leur imaginaire, sentant et dégustant les gâteaux d'anniversaire inexistants dessinés à même le sol, choyant des cadeaux invisibles, jusqu'à s'engloutir. Elles se racontent inlassablement des histoires. de belles histoires. Des histoires d'enterrement dans les étoiles, de trou de serrure dans lesquels on peut passer, de trésors enterrés que les gens, dans le futur, trouvent et honorent. Une ode à l'imagination jusqu'à se leurrer…Avant de sombrer, à leur tour, dans la came.
Dans ce destin implacable, cette prédestination inéluctable, elles vont rencontrer d'autres compagnes d'infortune, Thursday, Sage Nell, Violet et Indigo, toutes droguées et prostituées pour pouvoir alimenter leur dépendance, et des hommes féroces dont l'absence de nom en dit long sur la peur qu'ils inspirent et la violence dont ils sont capables. Une sororité ancestrale, atavique, surgit de ce terreau, mère d'une tendresse douloureuse.
« Quand il se retourna, je compris que les araignées sortent au grand jour et qu'elles portent des uniformes pour essayer de cacher ce qu'elles sont la nuit. Mais vous ne pouvez pas cacher les yeux dont on dirait qu'ils renferment du pétrole brut ».
Ce livre est un cri, un cri pour les victimes de la misère, du patriarcat, de la prostitution, de la dépendance à la drogue. Un cri pour les enfants saccagés et non protégés. Un cri pour toutes les personnes nées femmes dans ce monde sauvage.
« Une femme difficile à apprivoiser est une femme facile à blâmer ».
Ce livre est un pied de nez aussi, car malgré tout, ces femmes aspirent à la poésie, à la beauté, à s'élever envers et malgré tout de cette boue du quotidien qui les aspire vers les profondeurs.
"Nos pouvoirs sont dans nos rêves"
Deux voix s'entremêlent pour nous raconter cette histoire, celle d'Arc et celle de la rivière, tombeau de ces femmes dont on se soucie peu. Deux voix féminines, deux voix poétiques, d'une poésie chamanique, celle des éléments et des racines ataviques, sculptant une douce et triste ode lancinante à la féminité.
Si nous pouvons noter quelques longueurs au dernier quart du roman, la toute fin en revanche parvient à cueillir son lecteur et à le laisser bouche bée…
Du côté sauvage est un roman noir à la poésie rare qui m'a littéralement mise à terre et qui montre le talent exceptionnel de cette auteure américaine. Talent de conteuse, talent dans cette capacité à tisser, à entremêler, avec son biface l'horrible au beau, l'horreur à la poésie, faisant briller le noir d'éclats lumineux et rosés presque aveuglants.
Tiffany McDaniel est vraiment une chamane à la plume singulière dans la littérature américaine.