Je suis un peu malheureuse à l'ère de la modernité et du numérique, moi, même si je suis accro à mon téléphone et que je ne passe pas une heure sans consulter whatsapp parce que mine de rien, je sais bien que tout cela contribue quand même à la mort de la lettre et les lettres, j'ai beaucoup aimé ça, j'adore ça en réalité. Petite fille puis adolescente, j'en écrivais en abondance à mes cousins, à mes amies, à mes correspondants... C'est devenu plus rare en vieillissant et aujourd'hui, c'est presque exceptionnel. Pourtant quel plaisir de prendre le temps d'écrire et de timbrer sa lettre, d'aller la poster. Quel plaisir plus grand encore d'attendre et de recevoir, surtout, la réponse, de la sous peser, de l'ouvrir... J'ai aimé les lettres au point de devenir un peu maniaque des correspondances et j'ai souvent un volume qui traîne pas loin de ma table de chevet. Bien sûr, je ne lis pas tout d'un coup, mais de temps en temps, je me régale d'une lettre de
Flaubert à
Louise Colet, ou d'
Albert Camus à Maria Casarès...
Forcement, quand j'ai appris que deux de mes auteurs-compositeurs-interprètes s'étaient lancés dans une correspondance un peu vintage et allaient la publier, je n'étais que joie.
Il y la mélancolie et la poésie de
Ben Mazué, ses doutes, ce talent de conteur, ces chansons qui vous transpercent, "Nous deux contre le reste du monde" et "quand je marche".
Il y a la voix de
Grand Corps Malade, la pudeur et les émotions qui percent dans les textes, "Roméo kiffe Juliette" et "Dimanche soir".
Et dire qu'en plus, ils sont amis ces deux-là... Dire qu'en plus, c'est
Gaël Faye, troisième mousquetaire du trio magnifique, qui préfacera l'ouvrage.
Alors oui, rien qu'à l'idée de dévorer leurs textes une fois de plus, de les lire se livrer leurs visions du monde, leurs failles, leurs espoirs, je tremblais un peu et quand j'ai enfin pu ouvrir, fébrile, le précieux sésame, je ne l'ai pas refermé avant de l'avoir terminé.
Cet échange entre les deux artistes, s'il n'a pas la beauté formelle des lettres de Camus et Casarès, est passionnant et surtout, il est frémissant, vivant, profondément ancré dans notre société, humain, riche. Il est tout à la fois très personnel mais touche aussi à l'universel. Les deux artistes se livrent avec une sincérité touchante, une simplicité déconcertante, une fraîcheur qui n'exclut pas la profondeur.
J'ai beaucoup aimé la posture qu'ils adoptent quant à la future édition possible de leur correspondance: oui, c'est une possibilité mais non, ils n'écrivent pas que dans ce but et il y a ce moment où ils semblent complètement l'oublier et où leurs lettres débordent de spontanéité, d'authenticité, d'une forme d'intimité jamais forcée, jamais gênante...
Tour à tour
Ben Mazué et
Grand Corps Malade évoque leur métier, ses beautés et ses ratés, leurs vies de famille et l'organisation que cela implique, le confinement, l'engagement, l'éducation nationale, le pouvoir de l'art. A cet égard, la lettre dans laquelle
Ben Mazué parle de
Shakespeare est confondante de sens et de beauté. Ces lettres signent aussi la rencontre du soignant et du patient et les missives qui scellent cet échange précis sont d'une vraie clarté. Dans cette correspondance aux sujets aussi divers que profonds, on retrouve les regards croisés de deux hommes, de deux artistes aux sensibilités et aux parcours différents et c'est assez poignant en réalité.
Il y a la solidité de
Grand Corps Malade, ses valeurs et cette humilité qui
lui fait rejeter toutes certitudes trop dogmatiques.
Il y a le côté un peu lunaire, un peu poète de
Ben Mazué qui regarde le monde et qui se pose tellement de questions. Cette légère angoisse teintée d'autodérision.
Elle est passionnante cette correspondance, elle est tellement inspirante aussi et le plaisir manifeste qu'ont eu les deux artistes à s'écrire, quelque soit la contrainte éditoriale, ne rend que plus grand le plaisir de la lecture.