Silence dans les champs propose une rétrospective passionnante qui permet de comprendre les ressorts et rouages complexes et paradoxaux du puissant système agroalimentaire breton né dans les années 60.
Comment la Bretagne a pu devenir la championne nationale de l'agriculture intensive « capable de nourrir l'équivalent de 22 millions de personnes, alors qu'elle ne compte que 3,3 millions d'habitants » ?
Nicolas Legendre pointe du doigt l'amalgame encore bien ancré dans les moeurs entre l'image d'une France bien nourrie et celle d'un pays nourri à pas cher.
Comment sont nés de véritables empires industriels, tandis qu'une majorité de paysans et travailleurs à qui l'on promettait l'émancipation ont été complètement broyés par ce système productiviste ? Loin du mirage progressiste, le journaliste brosse le portrait d'une population que le lobby agro-industriel a réussi à asservir, à aliéner, voire à déshumaniser.
Comment ce système qui se définit comme l'incarnation du progrès, a pu, à grand renfort de remembrement, et de produits phytosanitaires, contribuer à « la défiguration de paysages séculaires et à l'effondrement des écosystèmes » ? Où est le progrès quand l'humain se sépare de la nature considérée comme une ennemie qu'il faut « dompter » et « nettoyer » ? A l'opposé des cartes postales idylliques d'une « Bretagne sauvage », l'auteur nous met face à ces paysages « littéralement industriels » que je connais si bien, ces « paysages façonnés par des machines issues de l'industrie pour produire des denrées destinées à l'industrie ».
L'essai, mêlant témoignages et analyses, permet de comprendre pourquoi le lobby agroalimentaire a pu naître en Bretagne, région au substrat religieux fertile, et pourquoi il semble devenu pérenne grâce à la puissance de l'intrication des pouvoirs étatique, économique et judiciaire.
Au fil de la lecture, se dessinent les contours d'un véritable état totalitaire breton, avec « sa ligne » imposée par le parti, son idéologie productiviste intimement liée aux progrès, son contrôle sociétal et étatique, sa violence inhérente - tantôt visible, tantôt sournoise - infligée de manière omniprésente. Dans ces conditions, toute voix dissonante se voit tue, muselée ou dénigrée, à l'image de ces paysans et travailleurs qui ont tenté de proposer une autre voie et de ces écologistes constamment ridiculisés.
Même si j'ai eu parfois le sentiment que l'auteur se répétait,
Silence dans les champs n'en demeure pas moins un essai nécessaire : en ces temps de bouleversement climatique, de modifications lentes mais progressives des habitudes alimentaires, de grèves d'agriculteurs, on ne peut qu'espérer que le lauréat du prix
Albert Londres contribuera à mettre du plomb dans l'aile à la « mythologie bretonne » capitaliste et à amorcer enfin une réflexion étatique courageuse sur d'autres modèles agricoles efficaces, humains et reconnectés à la nature. le parallèle établi à la fin du livre entre ce « bouleversement conceptuel » attendu et « le crépuscule du patriarcat », surprenant au premier abord, m'a paru très pertinent. A ce titre, je ne peux que vous conseiller les deux épisodes du podcast « Une Vie à soi », consacrés aux « Paysannes en lutte » (#arteradio).