Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire, qui est aussi celle de ma famille. Savoir impliquerait qu’on me l’ait racontée, transmisse. Mais une histoire à laquelle il manque des paragraphes entiers ne peut être racontée. Et l’histoire que je connais est un récit troué de silences, dont la troisième génération après la Shoah, la mienne, a hérité.
Incipit :
C’est elle. Une silhouette, à la fenêtre, surgie de l’ombre, une gamine. Elle se penche, la main posée sur la rambarde, attirée sans doute par un bruissement de rires, dans la rue : celui d’un élégant cortège de robes satinées et de costumes gris.
Le ravage, dans ma famille s'est transmis comme ailleurs la couleur des yeux.
Si nous sommes tous Anne Frank, il n'y a plus d'Anne Frank.
Peut-être commence-t-on parfois à écrire pour faire suite à ce qu'on a perdu, pour inventer une suite à ce qui n'est plus.
Certaines rencontres commencent au moment où on se quitte, quand le temps presse. Alors les mots battent au coeur de l'essentiel.
Quelle étrange façon d'être au monde que ce retrait à un poste d'observation. On assiste à la vie, suffisamment proche d'elle pour en saisir les nuances, mais en se tenant loin du vacarme comme des certitudes, pour qu'elles n'aveuglent pas la page blanche. On peut toujours tracer des plans et faire comme si on savait où on allait, mais l'écriture est un chemin sans destination, l'écriture a la beauté inquiétante de ce qui ne mène nulle part, et ce pendant des mois, parfois.
C'est un geste apatride que celui d'écrire, une échappée sans ancrage, en terres inconnues. Mes romans me baladent, ils me mènent en bateau. Je crois avancer. Au bout de plusieurs semaines d'écriture, je ne sais plus rien sauf ceci : ma route est une impasse. Le récit m'échappe, il attend, ailleurs.
Je ne parviens pas à éviter cet égarement. Consentir à me perdre est une étape de l'écriture. Consentir à perdre, aussi. A m'avouer vaincue, battue. Accepter d'abandonner toute tentative de domination sur l'écriture, tout ce que je tenais pour certain. Il faudra avancer dans l'obscurité, à tâtons, trébucher sur des mots qui regimbent, des paragraphes rétifs ; la langue n'est pas un objet inerte sont on se saisit et qu'on plie à sa volonté. C'est elle qui nous transforme, qu'on lise ou qu'on écrive.
Elle retient ce qui vacille dans l'oubli, paysages, silhouettes, elle nous retient, nous rattrape quand on imagine ne plus y croire, les mots sont là, tangibles, vivants. Pourquoi écrit-on ?
Peut-être commence-t-on parfois à écrire pour faire suite à ce qu'on a perdu, pour inventer une suite à ce qui n'est plus. Pour dire, comme le petit rond rouge sur un plan, que nous sommes ici, vivants. Si la mémoire s'étiole, les mots, eux, restent intacts, ils sont notre géographie du temps.